Cette prière, dite de saint Ignace, est très répandue dans la chrétienté. C’est pourquoi les compositeurs n’ont pas manqué pour lui donner une musique : Jean-Baptiste Lully, Auguste Chérion, Joseph Gélineau, Marco Frisina et Bernard Gélineau. Peut-on dire que toutes ces compositions soient également propres à la liturgie ? Nous répondrons selon les critères de la musique sacrée définis par le pape saint Pie-X : sainteté, excellence des formes et universalité1.

Une très belle prière

L’origine de cette prière est très ancienne, on la trouve déjà dans un livre d’heures du XIVe siècle. Elle est attribuée au franciscain Bernardin de Feltre, à saint Thomas d’Aquin ou au pape Jean XXII qui lui accorda une indulgence de 300 jours. Son auteur réel reste inconnu. Saint Ignace la fait réciter à la fin de chaque méditation dans ses exercices spirituels. Elle se répandit ainsi dans les livres de piété et les bréviaires et Pie XII la récitait très souvent, encore au moment de recevoir les derniers sacrements.

Cette prière demande l’union totale au Christ par la purification de toutes nos souillures afin d’arriver à la béatitude éternelle.

En voici le texte :

 

Âme du Christ, sanctifiez-moi,

Corps du Christ, sauvez-moi.

Sang du Christ, enivrez-moi,

Eau du côté du Christ, lavez-moi.

Passion du Christ, fortifiez-moi.

Ô bon Jésus, exaucez-moi.

Dans vos blessures, cachez-moi.

Ne permettez pas que je sois séparé de vous.          

De l’ennemi défendez-moi.

À ma mort appelez-moi.

Ordonnez-moi de venir à vous,

Pour qu’avec vos saints je vous loue,

Dans les siècles des siècles, Ainsi soit-il.

 

Anima Christi, sanctifica me.

Corpus Christi, salva me.

Sanguis Christi, inebria me.

Aqua lateris Christi, lava me.

Passio Christi, conforta me.

O bone Jesu, exaudi me.

Intra tua vulnera absconde me.

Ne permittas me separari a te.

Ab hoste maligno defende me.

In hora mortis meae voca me.

Et iube me venire ad te,

Ut cum Sanctis tuis laudem te.

In saecula saeculorum. Amen

 

Un motet grégorien

Dans des livres de cantiques comme le Besnier, on trouve un motet Anima Christi qui ajoute au texte précédent « Miserere Domine » après chaque strophe. On peut en trouver plusieurs mélodies, mais la plus courante, donnée ici est en premier mode. Elle est certainement de composition tardive, comme en témoignent ces grandes montées et descentes mélodiques que l’on ne trouve pas dans les hymnes anciennes.

Quant au texte, la prosodie du latin est bien respectée, beaucoup d’accents sont à l’aigu, comme au levé tandis que les finales sont bien posées. Ainsi le motet se chante assez naturellement. On peut déplorer seulement quelques écarts à ces principes comme le “lateris” peu heureux, de même le “passio Christi” et le “jube me”.

Une version baroque : Lully

Jean-Baptiste Lully (1632-1687) a composé, parmi ses petits motets, un Anima Christi à trois voix et basse continue2. Nous sommes très loin du motet précédent. On y retrouve toute l’expression des affects baroques : les descentes chromatiques (par demi-tons) qui lui donnent un caractère de déploration, les ornements dignes de l’opéra baroque, les imitations entre les voix. L’aspect théâtral de cette pièce n’est donc pas à démontrer.

De ce fait, elle tombe sous la condamnation de saint Pie X dans son Motu Proprio : « Parmi les divers genres de musique moderne (entendez post-Palestrinienne), il en est un qui semble moins propre à accompagner les fonctions du culte, c’est le genre théâtral. » Cet Anima Christi ferait donc un très beau concert spirituel, mais quant à rentrer dans la liturgie, il ne devrait pas.

Une version romantique : Auguste Chérion

Auguste Chérion (1854-1904), prêtre du diocèse de Moulins, fut maître de chapelle à la cathédrale de Moulins, puis il prit la suite de Gabriel Fauré à La Madeleine à Paris en 1896. Formé à l’école Nidermeyer dont la base de l’apprentissage était l’accompagnement du chant grégorien, il était à même de respecter la règle d’or de saint Pie X : « Une composition musicale ecclésiastique est d’autant plus sacrée et liturgique que, par l’allure, par l’inspiration et par le goût, elle se rapproche davantage de la mélodie grégorienne, et elle est d’autant moins digne de l’Église qu’elle s’écarte davantage de ce suprême modèle. »

Dans son Anima Christi3 il faut souligner en premier lieu un traitement du texte tout à fait respectueux de l’accent latin mis en valeur par des valeurs longues et appuyées. Toutes les voix ont le même rythme, ce qui rend la musique plus simple à exécuter et à écouter.

La mélodie est simple et assez proche du motet grégorien, presque intégralement dans le mode de également. Seul le “Amen” fait entendre la sensible : le do dièze. Dans le monde romantique de l’époque, c’est plutôt exceptionnel.

L’harmonie est héritée des couleurs romantiques : l’accord de septième de dominante dans son renversement +6 cher à Schumann à la mesure 3, la demi-cadence amenée par mouvement contraire de la basse et du chant à la mesure 8, le mi b de “Sanguis” à l’alto (encore un +6). Mais, somme toute, cette harmonie reste très sobre comparativement à Lully. Dans ce monde romantique qui n’a pas encore retrouvé parfaitement la modalité grégorienne, une telle harmonie est comparable aux œuvres les plus religieuses, tel le Requiem de Fauré.

Sans en faire l’archétype du chant liturgique, il faut conclure que cet Anima Christi est digne d’entrer dans les fonctions du culte. Sa simplicité le rendra accessible à des chorales peu expérimentées, elle touchera aussi les fidèles dans un esprit plus intérieur, ce que les paroles de la prière appellent. Son écriture assez regroupée dans le grave lui donne un aspect un peu corse qui ne semble pas avoir une importance capitale dans la composition.

Âme du Christ, l’archétype du chant vernaculaire

Le père Joseph Gelineau, dont nous avons déjà parlé comme étant le prophète de la nouvelle musique de la nouvelle liturgie4 met en musique la prière de saint Ignace, mais selon une traduction française. Ceci conformément à son principe que la liturgie doit être intégralement dans la langue du peuple afin de lui être tout à fait accessible.

Comme Auguste Chérion, il utilise le mode mineur, mais avec un attrait plus net pour la sensible, ce demi-ton qui crée une grande tension entre ré dièze et mi. Ce n’est pas dans la mélodie elle-même, mais dans les voix secondaires qui viennent la compléter au fur et à mesure.

Son rythme est très rudimentaire et assez répétitif, ceci est une caractéristique de la musique de ce Jésuite : il faut que tous puissent être facilement entraînés par la musique. Toutefois il ne s’agit pas d’un rythme de rock comme on le trouvera ensuite dans les chants de l’Emmanuel. La mélodie est aussi toute simple, plutôt dans la même optique mais sans excès.

Comme il fallait s’y attendre, malgré les prétentions du compositeur à s’inspirer du chant grégorien, le fait qu’il se base sur les principes modernistes appliqués à la musique se ressent même dans ce motet qui est pourtant le plus facile à admettre parmi ses œuvres.

Frisina, le tube venu tout droit du Vatican

Marco Frisina est romain. Né à Rome en 1954, il a étudié la composition au Conservatoire de Sainte Cécile et la théologie à la Grégorienne. Il fut ordonné prêtre en 1982 et exerce son ministère à Rome. Il est professeur à l’Université Pontificale du Latran et à l’Université Sainte-Croix. Il fut directeur de la liturgie au vicariat de Rome de 1991 à 2011. Il dirige depuis 1984 le chœur du diocèse de Rome qui anime la plupart des cérémonies papales. On peut résumer en disant que c’est le compositeur du Vatican. En quelque sorte il a bien succédé à notre Jésuite pour la direction de la Réforme Liturgique au niveau musical. Sa musique est très marquée par le cinéma. Il a lui-même composé pour de nombreux films religieux, ainsi que beaucoup d’oratorios et opéras.

Son Anima Christi5, extrait de l’album Pane di Vita Nuova paru en 2000 reprend en partie la mélodie du motet grégorien. Il est aussi en mode ancien de sur si, mais la sensible (la #) vient apparaître à la voix de ténor. Toutefois cette apparition n’est pas fortuite puisqu’elle crée une demi-cadence à la fin de la première phrase et une cadence parfaite à la fin du refrain comme du couplet. En clair l’harmonie devient tonale à chaque cadence, c’est-à-dire à chaque endroit où elle s’affirme clairement. C’est ce qui lui donne un aspect plus romantique qui séduit beaucoup. En effet la sensible chatouille l’oreille et procure un plaisir immédiat, ce à quoi se refuse la musique modale qui propose une palette d’expression beaucoup plus large.

La similitude avec la musique de Joseph Gelineau ne se réduit pas à l’état d’esprit d’origine. Le rythme est tout aussi scandé : noire, deux croches, noire. La conclusion en ralentissement du rythme est tout aussi significative : s’assurer de l’unité d’une foule à laquelle on demande tout sauf la moindre élévation artistique par une scansion tellement claire qu’elle en devient primaire. Nous pourrions reprendre les mots de Duruflé se plaignant du peu de considération qu’on a vis-à-vis de la foule des fidèles, qu’on semble considérer comme une assemblée de retardés. Rien à voir avec le rythme de nos cantiques anciens, facile à retenir mais élevant et quelque peu varié. Quant au rythme du mot latin, un effort est fait pour que les accents latins se retrouvent bien à l’appui, quitte à inverser les mots où à accélérer tout à coup le rythme des syllabes sans lien avec le rythme de la phrase. Le résultat est qu’il est parfois très difficile de chanter correctement le texte, en particulier dans le passage « Ne permittas a me Te separari ».

Le texte est légèrement modifié, mais cela n’y porte pas vraiment atteinte.

La conclusion est assez évidente : la modalité et le rythme ne sont pas très élevés, on peut difficilement parler de musique sacrée au sens de saint Pie X. Mais il fallait s’y attendre puisqu’il s’agit de musique sacrée au sens de Vatican II et du Père Gelineau.

Bernard Gélineau, un chant 100 % tradi

Bernard Gélineau est né en 1954. Après des études musicales classiques, après avoir participé à la formation des organistes liturgiques modernes, il a connu la Tradition, y compris dans son aspect musical, grâce au chanoine Robin. Directeur du Conservatoire de musique de Château-Gontier pendant 30 ans, il fut en même temps président du Centre Grégorien Saint-Pie-X qui œuvre depuis 20 ans à la formation des chorales dans le district de France et dans de nombreuses communautés religieuses fidèles à Mgr Lefebvre.

Anima Christi6 utilise non le 1er mode grégorien mais le 4e qui est reconnu comme le plus intérieur des modes grégoriens. Ici pas de sensible (au sens musical du terme, pas de tension de demi-ton) mais un mode contemplatif. La mélodie vient se poser sur le mi en terminant par un demi-ton descendant (l’anti-sensible on pourrait dire), ce qui ne donne pas une allure conclusive. On dit que ce mode ne finit pas, c’est le cas aussi dans la cadence harmonique : l’accord final est celui de la mineur alors que la note de la mélodie n’est pas le la, mais le mi. Ce n’est donc pas un accord de repos et la cadence n’est pas conclusive. Ce mode est utilisé dans des pièces sublimes du répertoire grégorien, tel l’introït Resurrexi du jour de Pâques.

Le rythme est ici libre, il suit les accents du texte latin dans un débit régulier de croches groupées selon le rythme latin, tout comme une hymne grégorienne.

C’est une volonté expresse du compositeur de rentrer au plus près dans l’esprit du grégorien et les travaux entrepris au XXe siècle en cette matière, travaux dont parle Pie XII en faisant certainement allusion à Maurice Duruflé, entre autres. Ces travaux permettent, à l’aube du XXIe siècle de composer au plus près de l’esprit grégorien en étant affranchi des scories trop sensibles du romantisme qu’on retrouve chez Chérion, par exemple.

Voilà comment une très belle prière peut être traitée de manière très différente par divers compositeurs. Quand nous voulons chanter un beau texte, chantons-le sur une belle musique, et si c’est à l’église, sur une musique qui respecte les lois du chant sacré.

Par l’abbé Louis-Marie Gélineau, prêtre de la FSSPX

2En voici un enregistrement : https://www.youtube.com/watch?v=u1jZo5gBDDY

3En voici un enregistrement : https://www.youtube.com/watch?v=7rvJzlXMZo4 Voici la partition

5Voici le lien d’un enregistrement : https://www.youtube.com/watch?v=lQviJeFiuXo Voici la partition

6Voici un enregistrement et la partition