Poursuivons notre panorama de la musique d’Église sous le regard de saint Pie X et de son « code juridique de la Musique Sacrée ». Nous avons vu dans le dernier article que le chant grégorien était non seulement le modèle, mais au Moyen-Âge la base de toute musique, sacrée comme profane. Mais parmi toutes ces musiques, il en est une qui en découle de façon presque organique, celle que saint Pie X appelle la polyphonie classique. Il entend par là les premières polyphonies, jusqu’au XVIe siècle.

Apparition de la polyphonie

Le principe de la polyphonie au Moyen-Âge est une sorte d’accompagnement du chant grégorien par une, puis plusieurs voix. Le premier style d’accompagnement est le bourdon. Comme sur une cornemuse, une voix plus grave tient une note pendant que la mélodie grégorienne se dessine au-dessus.

Cette note peut changer de temps en temps. Pour prendre un exemple, sur une pièce “en mode de ré” : le kyrie de la messe XI (celle des dimanches ordinaires) : le bourdon commence sur le ré (la note de fin), il peut descendre au do pour remonter au ré tout à la fin de la phrase. Voilà les toutes premières polyphonies. Dans certains passages on préfère avoir deux voix qui vont à la même vitesse : la 2e voix chante la même chose un peu plus haut ou plus bas (à la quinte le plus souvent). Les deux voix se suivent de manière parallèle, ce qui entraîne une dureté caractéristique de ces polyphonies.

On peut aussi inverser les rôles par rapport aux premières polyphonies : la mélodie grégorienne très ralentie sert de bourdon variable et on invente une mélodie plus rapide au-dessus. On l’appelle la voix organale, et on appelle ce chant “organum”. C’est ainsi qu’on ajoute ensuite un duplum, un altus, un superius et d’autres au-dessus du tenor grégorien. Ainsi les compositeurs de l’école de Notre-Dame de Paris, aux XIIe et XIIIe siècles, comme Léonin et Pérotin, composent de magnifiques motets pénétrés de l’esprit du grégorien1.

L’Ars Nova

Au XIVe siècle naît une nouvelle école : à Paris avec Philippe de Vitry et Guillaume de Machaut, à Avignon à la cour des papes. Cet art nouveau, “ars nova” en latin, prend quelques distances avec le chant grégorien.

Mais dès 1324, soit 8 ans à peine après l’apparition de l’Ars Nova, le pape Jean XXII élève la voix très fortement pour condamner les excès de cette nouvelle école. La décrétale Dócta Sanctórum Pátrum est très stricte : il est strictement interdit, dans tous les offices religieux, mais surtout la messe, de pratiquer ce nouveau genre de musique. Reste permis, les jours de fête en particulier, l’Ars Antiqua. Et le pape précise : on peut « adapter au chant d’Église originel, certaines consonances qui relèvent la mélodie, c’est-à-dire l’octave, la quarte et la quinte et les consonances du même ordre, mais toujours de telle sorte que l’intégrité du chant lui-même reste inviolée, qu’on ne change rien par conséquent au bon équilibre de la musique, et que l’audition de ces consonances apaise l’esprit, provoque la dévotion, sans plonger dans la torpeur l’âme de ceux qui psalmodient pour Dieu. »

Le pape fait un très beau rappel du but de la musique liturgique et rentre dans le détail d’une manière inaccoutumée. Sa description du nouveau chant est aussi précise et sévère : « Mais certains disciples d’une nouvelle école, s’appliquant à mesurer le temps, inventent des notes nouvelles et préfèrent forger les leurs qu’utiliser les anciennes. Ils chantent les mélodies d’Église avec des semi-brèves et des minimes, et brisent ces mélodies par des notes courtes. Ils coupent ces mélodies par des hoquets, ils se répandent en déchant, et vont même jusqu’à y ajouter des triples et des motets en langue vulgaire, de sorte que, perdant de vue les fondements de l’antiphonaire et du graduel, ils ignorent ce sur quoi ils bâtissent, ils méconnaissent les tons qu’ils ne savent pas distinguer, mais confondent au contraire, et sous la multitude des notes, obscurcissent les pudiques ascensions et les retombées discrètes du plain-chant, grâce auxquelles les tons eux-mêmes se distinguent réciproquement. C’est ainsi qu’ils courent sans repos, ils saoulent les oreilles au lieu de les apaiser, miment par leurs gestes de qu’ils déclament, et tout cela ridiculise la dévotion qu’il aurait fallu rechercher, et propage la corruption qu’il aurait fallu fuir. »

Ce long paragraphe mérite quelques explications : Jean XXII fait allusion aux rythmes hachés, le hoquet en est l’archétype. Il consiste, par une combinaison très savante à faire chanter les notes d’une mélodie alternativement par deux voix différentes. C’est comme si un enfant chantait « au … de … lu … », pendant qu’un deuxième chantait « … clair … la … ne. » La mélodie complète est hachée entre les deux voix, ce que traduit bien le terme “hoquet”. À l’écoute du Kyrie de la Messe de Nostre-Dame de Guillaume de Machaut, on en décèlera très facilement. Il va sans dire que ce procédé n’est pas convenable à l’église. Le pape reproche aussi les rythmes très rapides en général.

Un autre aspect dérange à l’église dans l’Ars Nova : les principes mélodiques du chant grégorien sont battus en brèche au nom de procédés stéréotypés. Chaque fin de phrase se termine de la même manière, par la même cadence “à double sensible”, complètement étrangère au chant grégorien, mais surtout sans aucune variation quel que soit le mode ou l’état d’esprit de la pièce grégorienne d’origine.

Le dernier élément révolutionnaire est le texte en langue vulgaire ajouté à ces voix nouvelles. Sans compter que les chanteurs n’hésitent pas à mimer les textes, ce qui semble encore plus inconvenant.

La Renaissance

Après plus de 50 ans dans cet état d’esprit, la musique d’Église va se purifier des erreurs de l’Ars Nova. Tout en continuant dans une grande richesse de polyphonie, elle perd les effets extravagants de l’époque précédente.

Toutefois les déboires de la polyphonie religieuse ne se terminent pas à la Renaissance. En effet la richesse de la polyphonie de Dufay ou de Josquin Desprez est telle que le texte devient incompréhensible, chacune des quatre ou six voix prononçant les paroles à un moment différent et ne se rencontrant qu’à la fin de la partition. Les Protestants, mais aussi le concile de Trente, réclament donc l’intelligibilité du texte.

Au concile de Trente, les Pères mirent au défi les musiciens de leur proposer une musique intelligible et conforme à l’esprit du grégorien. Ils demandaient déjà de bannir des églises « toute musique à laquelle se mêlerait quelque chose de lascif ou d’impur. »

C’est le compositeur Palestrina qui releva le défi en 1562. Il composa cette messe du Pape Marcel, en hommage au pape Marcel II, mort après un très court règne et particulièrement hostile à la polyphonie compliquée. Sa musique emporta l’adhésion de la commission cardinalice, prête à enterrer à tout jamais la polyphonie religieuse. En effet sa musique était claire, intelligible et d’esprit religieux très proche du grégorien.

L’histoire de la polyphonie liturgique au Moyen-Âge et à la Renaissance nous manifeste l’importance que l’Église attache à conserver dans les autres musiques le cadre général du chant grégorien. Le point d’équilibre est difficile à tenir : tandis que certains se sont laissés entraîner dans des sentiers trop profanes, comme l’Ars Nova, d’autres aboutissent à une complexité gratuite qui distrait l’esprit de la louange divine, comme c’est le cas de la polyphonie à la Renaissance. L’Histoire est maîtresse de vie ; puissions-nous aimer toujours davantage les musiques proches du chant grégorien sans nous laisser arrêter à ce qui ne fait que flatter l’oreille !

 

Par  l'abbé Louis-Marie Gélineau, prêtre de la FSSPX

Publié dans le Petit Eudiste n°218, mars 2021 

 

 

1Pour mieux suivre cette fresque historique, on peut écouter quelques extraits des compositeurs cités. Une simple recherche sur internet permet d’entendre ces musiques.