Quantité et dynamisme psychologique

Quelques années plus tard, Dom Frénaud poursuit son étude en envisageant d’une manière plus analytique l’influence des principaux facteurs sur le dynamisme psychologique. De fait l’article de 1939 sera le dernier de la série, et il ne se penchera que sur l’influence de la quantité sur le dynamisme psychologique.

L’objet qu’il poursuit est toujours le même. Il s’agit de justifier la théorie rythmique de Dom Mocquereau en éliminant le préjugé contraire qui prétendrait réduire le dynamisme musical psychologique à un effet des seules variations intensives, ou tout au moins affirmer que ces variations lui sont essentielles et qu’il ne pourrait être obtenu sans leur intervention 1.

 

I L’expression « mouvement quantitatif »

De quoi veut-on parler ici, lorsqu’on utilise l’expression mouvement quantitatif ?

La quantité dont nous parlons est la durée d’un son ou d’un groupe de sons. Comme nous l’avons fait jusqu’ici, nous distinguons dans le mouvement musical différents sons, ou plutôt différentes notes pour le musicien. Ces notes ont des qualités (hauteur, intensité, timbre, …), qui permettent de les distinguer les unes des autres. Elles ont aussi une quantité, le temps qu’elles durent.

Comme le note justement Dom Frénaud, à proprement parler, il n’existe pas de mouvement physique quantitatif des sons. En effet, la durée de la note n’a pas le même rôle que l’intensité, la hauteur et le timbre. Elle n’est pas perçue par le sens externe. Il faut que la mémoire intervienne pour que l’auditeur apprécie la durée des sons et leurs relations. On peut parler de variation de hauteur, ou d’intensité moyenne en fonction du temps. Parler de variation de durée en fonction du temps appelle quelques distinctions et quelques explications.

Il est admis, et l’analogie justifie cet usage, d’appeler mouvement quantitatif la variété de durée des sons successifs (sens A). Un autre usage, au moins aussi fréquent sinon plus, désigne sous le même vocable la durée assignée à l’unité de temps, le « tempo » (sens B) : en ce sens impropre le mouvement est dit rapide ou retenu selon la durée absolue plus courte ou plus longue donnée à la note qui constitue le temps premier. Cet usage, lui aussi, peut se justifier, encore que dans la pratique il soit la source de bien des malentendus.

Mais ce qui est beaucoup plus juste et plus formel, c’est d’appeler mouvement quantitatif le dynamisme psychologique provoqué spontanément en tout auditeur par la simple succession de notes longues et brèves (sens C) 2.

En quelques lignes, Dom Frénaud évoque plusieurs manières d’envisager l’expression mouvement quantitatif. L’expression est facile à saisir dans sa généralité, mais dans la pratique, il n’est pas aisé de la manipuler avec précision.

Comme il l’avait signalé plus haut, l’expression est inexacte dans le plan de la sensation externe : L’expression « mouvement quantitatif » pourra se justifier, comme nous le verrons, dans le plan psychologique (sens C) où les durées inégales deviendront facteurs de mouvement. Elle est complètement inexacte et doit être rejetée si l’on veut l’appliquer au plan de la simple sensation externe 3.

Pour qu’elle prenne tout son sens, il faut se mettre résolument dans le troisième plan évoqué par Dom Frénaud : celui qui est postérieur à la sensation externe. On peut envisager le mouvement quantitatif du côté des sons qui se succèdent, comme le fait l’usage (sens A et B), pour dire que le mouvement est rapide ou retenu. Mais ce mouvement est dit en un sens impropre et analogique, en raison du dynamisme psychologique provoqué chez l’auditeur (sens C).

II Deux exemples caractéristiques

La relation d’une brève à une longue

Le premier exemple évoqué par Dom Frénaud illustre le sens A du paragraphe précédent. Ce fait se manifeste dans l’expérience la plus élémentaire … toute note brève précédée d’une ou de plusieurs notes sensiblement plus longues acquiert, par le fait même, dans la conscience de n’importe quel auditeur, un caractère de note de passage, d’élément tendanciel, appelant une suite […]

Aussi, l’arrêt d’une émission de sons inégaux ne paraîtra naturel à l’auditeur que si elle s’achève sur une note relativement longue.

 

En revanche, l’arrêt sur la brève laisse une impression d’inachèvement chez l’auditeur. C’est précisément cette succession de sons perçus les uns comme achevant, terminant, les autres comme appelant un terme ultérieur, qui donne le plus facilement l’idée d’un mouvement ou dynamisme psychologique … Les termes classiques d’élan et de repos, de lever et de retombée ne sont que des manières imagées d’exprimer cet effet, intérieur et psychologique, mais très réel et très naturel 4.

Comme le note Dom Mocquereau en s’appuyant sur une remarque d’Aristote, le chant de cette série inégale éveille en nous le sentiment très net qu’une relation intime s’établit entre la brève et la longue…

La brève paraît un début, un point de départ, un élan ; elle semble animée, vivante ; elle est en mouvement.

La longue, au contraire, paraît une fin, une arrivée, une cadence ou chute ; elle est un arrêt, un repos ; repos provisoire pour les premières longues, définitif pour la dernière.

Point n’est besoin de texte, de vieux parchemin, pour nous enseigner cette vérité : elle est en nous ; et le sauvage sans culture, lui-même, ne peut pas l’ignorer, ne pas la sentir.

C’est le rythme et le mouvement iambique, rythme primordial et naturel, composé d’une brève et d’une longue. « L’iambe est le discours ordinaire, et c’est naturellement en iambe que l’on s’exprime 5. » 6

Le Philosophe avait bien noté l’importance de la longue comme valeur finale des rythmes :

La forme péon (trois brèves une longue, comme dans celeritas) est apte à terminer la phrase, au lieu qu’une syllabe brève, à raison de sa faiblesse, rend la phrase mutilée et boiteuse. C’est donc sur une longue que la phrase se reposera, pour que la fin en soit sensible, non seulement en vertu de la volonté de celui qui écrit, ni en vertu d’une indication graphique matérielle (le point), mais en vertu du rythme qui en est l’achèvement 7.

En revanche, une série de sons de durée égale (et par ailleurs tous semblables), ne provoque plus en nous cette sensation d’alternance entre élan et repos. Chacune des notes peut être choisie comme finale.

La variation du tempo

Dom Frénaud illustre ensuite le sens B distingué ci-dessus en évoquant le mouvement général de la phrase. Sans entrer ici dans les détails, signalons seulement à titre d’exemple, comment une accélération générale du « tempo » dans l’un des membres de la phrase, et son ralentissement dans l’autre membre peuvent contribuer à donner dans un cas le caractère général d’élan, de « protase », et dans l’autre celui d’achèvement, d’« apodose ». C’est ce qui explique pourquoi un « tempo » un peu plus rapide marque souvent le début de la phrase musicale, et pourquoi le ralentissement progressif est le moyen ordinaire d’en préparer l’achèvement 8.

Ces variations de tempo 9 jouent un grand rôle dans l’expression musicale, en particulier à l’époque romantique. Avec les variations d’intensité par crescendo ou decrescendo, ce sont les manières les plus simples d’influer sur le dynamisme psychologique.

Conclusion

Ces considérations permettent de justifier l’expression mouvement quantitatif et surtout l’existence d’un dynamisme psychologique. Ce mouvement uniquement fondé sur la quantité des notes, c’est-à-dire leur durée, nous le trouvons à l’état pur dans les deux cas de figures évoqués ci-dessus. Ce mouvement ne pouvant exister dans l’ordre matériel et physique, dans lequel les sons sont donnés successivement, il existe donc bien un mouvement musical qui appartient à un ordre supérieur, celui de la psychologie et de la sensibilité interne 10.

Ici s’arrête l’étude de Dom Frénaud. Il envisageait quelques années plus tôt de poursuivre son étude en faisant l’application particulière à l’étude du rythme grégorien.

Nous ne saurions donc apporter trop de soin à l’établir [l’existence du dynamisme psychologique] … L’existence de ce mouvement une fois assurée, le moment sera venu d’en approfondir la nature et les causes. Alors seulement, nous serons en mesure de préciser quelle est son ordonnance et quels jalons marquent ses divisions. Pour passer ensuite à l’étude particulière du rythme grégorien, il suffira d’appliquer aux mélodies liturgiques les lois générales du rythme, en se laissant guider par la nature même de la langue latine et par l’histoire des compositions grégoriennes 11.

Il n’a pas poussé plus loin son étude, mais au fond ce n’est pas très grave, car toutes ces considérations plus pratiques sont déjà exposées dans les pages du Nombre Musical Grégorien.

Abbé V. Gélineau (cum permissu superioris)

1Dom Frénaud, RG 1939, p. 90

2Dom Frénaud, RG 1939, p. 91

3RG 1935, p. 220

4Dom Frénaud, RG 1939, p. 91-92

5Aristote, Rhétorique, III, 8

6Dom Mocquereau, Nombre Musical Grégorien, TI, p. 44-45

7Aristote, Rhétorique, III, 8

8Dom Frénaud, RG 1939, p. 96

9On parle aussi d’agogique pour ces faibles variations de tempo, s’écartant du strict mouvement métronomique d’ensemble.

10Dom Frénaud, RG 1939, p. 96

11Dom Frénaud RG 1935, p. 215