Biographie

André Mocquereau1 naquit, le 6 juin 1849, à La Tessoualle (Maine-et-Loire). Sa famille était originaire de Sablé-sur-Sarthe. Son père, médecin, vint s’établir à Cholet peu après la naissance de son fils. La musique avait sa place dans ce foyer de culture et de tradition profondément françaises. André devint un violoncelliste de talent. Camille Bellaigue rapporte avec humour qu’un jour sa petite sœur qui l’accompagnait au piano ayant commis une faute légère, l’impatient violoncelliste frappa d’un coup d’archet les petites mains fautives. Et ce fut le premier de ces ictus dont il était réservé à Don Mocquereau d’établir un jour et la pratique et la doctrine, avec plus de douceur.2 En 1870, il entre dans l’armée. Le célèbre violoncelliste Dancla voulait l’attirer au Conservatoire de Paris, mais il entre le 22 juillet 1875 au monastère de Solesmes.

Entré au monastère, sa sensibilité musicale s’adapta mal au chant du chœur. Surprise, répulsion, les tendances synthétiques de son intelligence ne parvenaient pas, et pour cause, à faire entrer dans les moules qui lui étaient familiers une matière musicale d’une souplesse et d’une liberté infinies.

D’autre part, ses études antérieures ne lui fournissaient par les moyens d’analyser un art purement linéaire, où tant de problèmes, et notamment celui de l’accent latin, sont soulevés à chaque instant, soit par la mélodie, soit par le texte. Et si l’on veut bien considérer la place que tient l’office chanté dans la vie d’un moine bénédictin, on comprendra facilement la gravité du conflit intérieur né, pour le nouveau profès, de l’impossibilité où il se trouvait de s’adapter immédiatement à une langue musicale dont l’esthétique demeurait, pour lui, lettre morte.

Tout de même, la pratique journalière du chant grégorien révéla, peu à peu, à l’âme de dom Mocquereau, bien qu’encore confusément, les beautés cachées d’une forme d’art admirable. Et comme il faut bien raisonnablement admettre que les lois qui en régissent l’ordonnance, pour spéciales qu’elles soient par certains côtés, ne peuvent cependant pas être en contradiction absolue et constante avec les lois qui conditionnent notre musique en général, dom Mocquereau se rendit rapidement compte que les investigations de dom Pothier devaient être poussées beaucoup plus loin dans l’analyse qu’elles ne l’avaient été jusque-là. Il fallait démonter complètement le mécanisme, jusqu’à atteindre les éléments mêmes de la matière sonore mise en œuvre dans le chant grégorien.

Il assiste aux recherches de dom Pothier : la mélodie s’améliore, il a reconnu la valeur du mot latin, il a une théorie du rythme oratoire, mais il ne tire pas profit des indications expressives des plus vieilles notations.

Dom Guéranger avait chargé deux moines : dom Jausions (mort en 1874) et dom Pothier de chercher dans les manuscrits la vraie mélodie et le vrai rythme des mélodies grégoriennes. À partir de 1862, ils vont copier les manuscrits de la bibliothèque d’Angers.

Les résultats ne seront publiés que plus tard, sur l’ordre dom Couturier, successeur de dom Guéranger : tout d’abord, en 1880 avec Les Mélodies Grégoriennes, puis en 1883 avec le Liber Gradualis, suivi du Liber Antiphonarius, du Processional monastique, ...3

Le Liber Gradualis fut fort attaqué. En effet, l’éditeur allemand Pustet avait publié en 1871 la fameuse édition néo-médicéenne de Ratisbonne, et avait obtenu un privilège de trente ans de la part du Saint-Siège4.

Profès en 1877, prêtre en 1879, il est bientôt maître des convers, il est appelé ensuite aux fonctions de prieur et les exerce pendant six années, de 1902 à 1908. Mais c’est la restauration du chant grégorien qui sera son œuvre principale. Il est chargé par don Couturier d’inaugurer le Liber Gradualis au chœur de Solesmes. Pour dom Mocquereau, c’est une période de mise au point, de lente organisation qui prépare un grand événement scientifique : la parution en 1889 du premier tome de la Paléographie Musicale. Grâce à ses voyages et ses relations, il a pu comparer de nombreux manuscrits et veut prouver que le Liber Gradualis contient bien les « vraies mélodies de l’Église Romaine ». Il est déjà un maître, avec ses trouvailles et son programme.

Ces monuments ont, sur les traités de musique, l’avantage inappréciable pour l’archéologue d’être la matière première de ses recherches. En eux-mêmes ils renferment tout ce que nous voulons savoir sur la version, sur la modalité, sur le rythme et la notation des mélodies ecclésiastiques. Ils ne sont pas l’exposé des principes du chant, mais ils en contiennent substantiellement et la théorie et la pratique ; ils ne sont pas les anciens maîtres dont nous voudrions entendre les enseignements, mais ils sont la traduction par l’écriture de ce que ces maîtres enseignaient et exécutaient, et partant, pour qui sait lire et comprendre cette écriture, l’expression la plus parfaite des cantilènes liturgiques. C’est là ce qui fait leur importance et les place bien au-dessus des auteurs.5

Il vante la valeur de cette méthode : Il n’est pas impossible, croyons-nous, à notre époque, de surpasser les écrivains du Moyen Âge dans l’exposition théorique et scientifique du chant grégorien, et de donner, avec plus de sûreté qu’eux-mêmes, les règles qui ont présidé autrefois à la formation de la phrase mélodique comme à son exécution. Qu’on veuille bien y réfléchir et ne pas trop s’en étonner.

Ceux qui vivent aux époques où les arts naissent et se développent ont sans doute, au point de vue pratique, un avantage considérable sur leurs descendants, mais ceux-ci, en revanche, ont une connaissance théorique plus complète et plus nette que leurs devanciers : ils sont peut-être moins à même de sentir les beautés des anciens chefs-d’œuvre, mais ils pénètrent et analysent les procédés des maîtres, sinon avec autant d’intelligence, au moins avec plus de perspicacité.

Ces observations s’appliquent entièrement à la musique liturgique.6

 

Du côté mélodique comme du côté rythmique, sans oublier le texte, des sondages profonds devaient être effectués ; des méthodes nouvelles de travail devaient être instaurées, pour permettre de réunir, — au bout de combien d’années ? — les éléments d’une synthèse définitive. Il résolut donc de s’y appliquer, avec l’aide de collaborateurs choisis et dévoués : toute sa vie sera, désormais, consacrée à cette grande œuvre. Dom Mocquereau commença, d’abord, par exposer fragmentairement sa thèse dans la Paléographie Musicale, dans des monographies ou des articles de revue. L’objet même du Nombre Musical exigeait, d’ailleurs, qu’on n’en abordât pas la publication à la légère. Le problème du rythme, tel qu’il est posé et résolu ici, aurait été de nature à décourager les plus téméraires. Il n’a fallu rien moins, pour en venir à bout, que le clair génie d’un moine français.

En 1901, au tome VII de la Paléographie musicale, qui est le tome de la rythmique solesmienne, il peut dire : Depuis plus de vingt ans, silencieusement et sans hâte, nous travaillons à ce sujet ; tous les jours nous chantons et rythmons pratiquement, avec l’aide d’un grand chœur bien formé, les mélodies romaines ; nous avons don eu le loisir de nous laisser pénétrer par ce rythme dont nous voulons formuler la théorie. Nous sommes passés par bien des phases, nous avons esquissé plusieurs ébauches ; chaque essai, chaque effort nous approchant toujours plus de la vérité.7

En 1903, il édite le Paroissien à la mélodie rénovée et aux signes rythmiques révolutionnaires. Il semble que toutes ses analyses et ses synthèses soient faites, il ne fera ensuite que préciser et commenter le travail de sa fin de siècle.

On ne saurait dire au milieu de quelles difficultés dom Mocquereau prépara, sans se lasser, l’ouvrage qu’on doit considérer non seulement comme le couronnement de son œuvre personnelle, mais encore comme la somme de tous ceux qui ont paru antérieurement sur la question, je veux dire : le Nombre Musical Grégorien, dont le premier tome parut en 1908, et le second en 1927. Car la marque de son activité était de tendre essentiellement et constamment vers la synthèse. Considérant que le rythme vivant est une synthèse, formée d’éléments divers, dom Mocquereau s’est demandé si la complexité du problème rythmique ne venait pas précisément de notre obstination à définir le rythme dans le concret, au lieu de le définir dans l’abstrait. Ceci l’a conduit à ramener la notion du rythme essentiel « au mouvement pur », pour restituer ensuite, progressivement, au rythme concret, et dans le cadre précis ainsi déterminé, les diverses qualités qu’il possède et que nous percevons en bloc, sans pouvoir séparer les unes des autres, autrement que dans l’abstraction. Là est l’assise fondamentale de l’ouvrage de dom Mocquereau. Personne, jusqu’à lui, n’avait poussé aussi loin l’étude du problème rythmique. Aussi, les conclusions du Nombre Musical Grégorien dépassent-elles largement l’application qu’on peut en faire au seul chant liturgique. Tous les musiciens peuvent y trouver matière à de fructueuses études, et y puiser les éléments d’une rythmique générale, en bien des points renouvelée.

Jusqu’à sa mort, le 18 janvier 1930 à Solesmes, il poursuit cette recherche de la tradition rythmique qui s’est conservée intégralement du VIe au IXe siècle. Les auteurs grégoriens ont composé leurs œuvres dans une langue musicale à laquelle nous voudrions arracher tous ses secrets, dont nous voudrions pénétrer toutes les ressources, connaître toutes les nuances ; ils y ont versé leur âme : c’est elle que nous nous efforçons d’atteindre par nos enquêtes, non pas seulement comme les profanes, par un stérile motif de satisfaction artistique, mais pour nous assimiler, avec leurs moyens et leurs procédés, le caractère vrai, spirituel et saint, des louanges mélodiques qu’ils adressent à la souveraine Majesté.8

Le chant grégorien, tel que l’a compris dom Mocquereau et tel qu’il en a défini la technique, c’est, à l’extrême pointe de la vie contemplative, la méditation qui s’épanouit en chant, l’oraison qui se fait musique. Ne nous contentons pas d’admirer l’artiste qui a su réaliser un tel idéal. Souvenons-nous encore que cet idéal a germé dans l’âme fervente d’un moine pieux, qui fut, par surcroît, un poète, et, puisque ce moine fut « de chez nous », constatons avec fierté que la France, une fois de plus dans son histoire, a bien servi la cause de Dieu.

 

 

1RG, 1955, p9-12, Le Guennant, p13-32, Les plus beaux textes de dom Mocquereau, Chanoine Jeanneteau

2RG, 1930, p82

3RG 1925, p201-204

4Cours de la Schola St Grégoire, T 1, p58

5Paléographie musicale, I p23

6Paléographie musicale, I p25

7Paléographie musicale, VII p23

8Paléographie musicale, XI, p20