Le rythme, un phénomène distinct

Un article précédent nous a permis de voir avec Dom Frénaud, en quel sens on pouvait parler de phénomène rythmique. Il s’agit bien d’un phénomène objectif, car il est fondé sur des relations réelles, mais insistons encore il s’agit d’un phénomène relatif. Voyons maintenant comment il se distingue des autres phénomènes sonores.

            Le contradicteur que Dom Frénaud entend réfuter pour défendre Dom Mocquereau affirmait que « D’après ce nouveau Système, … il existerait un phénomène distinct des quatre qualités[1] sensibles reconnues par les physiciens, en particulier de l’intensité, et qui serait le véritable facteur de tout rythme. »[2]

            Ce modeste distinct se renforce singulièrement au cours de l’exposé :

            « Les jalons de ce rythme … ictus ou touchements, n’ayant aucun rapport comme tels, avec l’élément d’intensité ou de durée. […]

            Pour déterminer le compartimentage rythmique, ce qui compte, ce n’est nullement la valeur de chaque syllabe ni son rôle dans la constitution phonétique du mot, c’est l’ordre de numération des syllabes. […]

            Le nouveau système prétend exclure comme une erreur le droit des phénomènes sensibles – celui de l’intensité surtout – à constituer à eux seuls un rythme objectif. »[3]

            Qu’en penser ?

 

Un peu de philosophie thomiste

            Pour débrouiller cette question délicate, il nous faut d’abord éclaircir la notion de distinction. Comme pour les relations, il existe des distinctions réelles et des distinctions de raison. Sont distinctes les choses dont l’une n’est pas l’autre. La distinction est réelle si elle est donnée dans la chose même, indépendamment de la considération de la raison. Tandis que la distinction est de raison lorsque l’on distingue différents concepts d’une ou dans une même chose.

            Laissant de côté l’épineuse question des distinctions de raison qui ne nous concerne pas ici, arrêtons-nous sur celle des distinctions réelles. L’école thomiste, contrairement à d’autres, n’assimile pas distinction réelle et séparation. Deux éléments peuvent être distincts et pourtant très intimement unis. C’est le cas par exemple de l’essence et de l’existence réelle d’une créature. Une chose est la nature du chien que peut étudier abstraitement le biologiste, autre l’existence de tel chien maintenant. Dans la réalité, les deux sont inséparables. Si notre intelligence doit distinguer pour comprendre, il n’est pas toujours possible de séparer dans la réalité ce qui est distinct.

            Distinction n’est pas davantage synonyme d’indépendance et surtout de totale indépendance.

            C’est bien la difficulté qui nous concerne ici. Relation réelle entraîne distinction réelle, mais distinction même réelle ne veut pas nécessairement dire séparation. Par exemple, on ne peut pas séparer l’étendue et la couleur d’un mur blanc, autre chose pourtant d’être mur, d’être étendu et d’être blanc. La difficulté c’est que notre intelligence conçoit l’être à la manière de la substance et entre substances la distinction va de pair avec la séparation. Ce n’est plus le cas lorsque entrent en jeu des accidents (comme la couleur ou la relation). Comme nous l’avons noté plus haut, le mouvement sonore est loin de la perfection de la substance. Il est de ce fait plus difficile à appréhender par notre intelligence.

La parole à Dom Mocquereau et Dom Gajard

            Revenons dans l’univers de la musique et écoutons les maîtres de l’école de Solesmes nous parler du rythme tel qu’ils le conçoivent et de ses rapports avec les autres qualités du son.

            La longueur d’un son est, dans le mouvement naturel du rythme, le signe naturel de la fin des rythmes.[4]

            Les modifications dynamiques : augmentent l’unité du rythme ; contribuent à manifester l’élan et le repos.[5]

            Je ne dis pas que dans certains cas ce n’est pas précisément la force qui le (l’ictus) marque et le rend sensible, ce serait encore une énormité.[6]

            Tout mot isolé forme un rythme qui se termine à la thésis, c’est-à-dire à l’ictus ou touchement rythmique. À l’accent qui précède la thésis, correspond l’arsis.[7]

            La différence de quantité, de longueur a seule suffi pour produire le mouvement rythmique, sans le secours ni de la force, ni de la mélodie.[8]

            Si la durée est le facteur suffisant du rythme, si elle en est même, en un sens, le facteur principal, en est-elle le facteur nécessaire ?[9]

            En définitive, le mouvement sonore et constitué par la succession des sons ou, ce qui revient au même, par les variations des qualités physiques du son : variation dans l’ordre mélodique, intensif, phonétique ou quantitatif.[10]

            Ces quelques lignes suffisent à montrer que les reproches de Dom David ne portent pas. Dom Mocquereau et Dom Gajard ne parlent pas du rythme comme un nouvel élément séparé, ignoré jusqu’à eux dans la musique. Ils distinguent un élément que l’on confond facilement avec d’autres.

Distinction et dépendance

            Quelques exemples nous permettront d’illustrer la dépendance et la distinction du mouvement sonore et du rythme à l’égard des qualités sonores. Cette question a déjà été abordée plus haut[11], mais en revenant sur les exemples nous pourrons mieux cerner la notion du rythme.

 

- Dans série A, le rythme est purement quantitatif

 

 

 

 

- Dans une série B, le rythme est purement intensif

 

 

 

 

- Dans une série C, le rythme est purement mélodique

 

 

 

 

            Il est facile de constater que dans ces cas théoriques pris à part, le rythme réel et objectif est entièrement dépendant ou bien de la seule quantité (ou durée des notes), ou de la seule intensité, ou de la seule hauteur des sons, à l’exclusion des deux autres. Il n’en faut pas plus pour affirmer la distinction. Le phénomène rythmique est distinct, sans être totalement indépendant des qualités sonores. Selon les cas il se constitue à l’aide de l’une ou plusieurs d’entre elles.

            Franchissons un pas en regardant de près la série A. Entre une brève et la longue qui la suit, nous trouvons, associée au rapport quantitatif … et causée par lui, une relation nouvelle, que l’esprit tout au moins n’a pas de peine à distinguer de sa cause : c’est le fameux rapport d’élan à repos, ou pour expliciter ces termes pourtant clairs, le rapport d’une réalité incomplète à son complément, d’inachevé à achèvement, d’appel, de besoin à ce qui répond à cet appel et comble ce besoin, rapport d’une tendance au terme vers lequel elle tend : nous dirons volontiers… rapport de ce qui est encore en puissance à un acte dernier, rapport d’acte imparfait à l’acte définitif et parfait, rapport de ce qui est en mouvement à ce qui sera le terme de ce mouvement.[12]

            De la même manière dans la série B, sur la relation de son faible à son fort, se greffe comme plus haut un second rapport d’élan à repos, d’imparfait à parfait, de tendance à terme. Un raisonnement parallèle nous manifesterait dans la série C deux ordres de relations : d’un côté des relations mélodiques, dues aux différentes notes entendues, de l’autre un rapport d’imparfait à parfait comme dans les séries précédentes.

            Nous touchons ici l’ordre rythmique ou cinétique[13]. Cet ordre que nous dégageons se distingue bien des durées, des intensités et des hauteurs des sons. Il a trait au mouvement sonore, le rythme étant l’ordonnance du mouvement.

            Puisque cette même relation d’ordre cinétique peut être fondée indifféremment par l’une ou l’autre des relations quantitative, intensive ou mélodique, ou par plusieurs à la fois, nous sommes en droit de conclure que ce rapport cinétique n’est en lui-même dépendant d’aucun des trois ordres pris à part. Acceptons que dans le cas proposé l’intervention d’un au moins de ces ordres soit requis, aucun d’eux en particulier ne s’impose. En ce sens donc on peut déjà accepter une véritable indépendance, une réelle liberté du rythme à l’égard des qualités du son.[14]

Conclusion

            À cet endroit Dom Frénaud s’excuse d’être trop concis pour être clair. Retenons, pour notre part, cette approche du rythme par des séries de notes les plus élémentaires possibles. Elles nous manifestent que le rythme est distinct de l’intensité, de la durée et de la hauteur des notes. Le rythme dépend d’une ou plusieurs qualités du son, mais peut se passer de l’une ou de l’autre. Il y a rythme, dès qu’il y a dans le mouvement sonore relation d’élan à repos, d’imparfait à parfait. Cette relation peut être obtenue de diverses manières et non pas seulement par l’intensité.

 

[1]Durée, intensité, hauteur et timbre.

[2]Dom David, Le Rythme verbal et musical dans le chant Romain, éditions de l’Université d’Ottawa, 1933, p. 33

[3]Dom David, Le Rythme verbal et musical dans le chant Romain, éditions de l’Université d’Ottawa, 1933, pp. 34-35

[4]Dom Mocquereau, Nombre Musical Grégorien, Tome I, p. 52

[5]Dom Mocquereau, Nombre Musical Grégorien, Tome I, p. 59

[6]RG 1921, p. 136

[7]Dom Mocquereau, Nombre Musical Grégorien, Tome II, p. 247

[8]Dom Mocquereau, Nombre Musical Grégorien, Tome I, p. 46

[9]RG 1922, p. 53

[10]RG 1923, p. 53

[11]Article, À la recherche de la notion du rythme

[12]Dom Frénaud, RG 1934, pp. 139-140

[13]C’est-à-dire l’ordre du mouvement

[14]Dom Frénaud, RG 1934, p. 141