Les facteurs du rythme

Poursuivons avec Dom Frénaud, l’analyse de l’objection de Dom David contre la théorie de Solesmes « D’après ce nouveau Système, … il existerait un phénomène distinct des quatre qualités sensibles reconnues par les physiciens, en particulier de l’intensité, et qui serait le véritable facteur de tout rythme 1. » Dans les deux articles précédents nous nous sommes arrêtés à l’expression phénomène distinct, pour voir en quel sens elle se justifiait. On peut parler de phénomène pour le rythme tant que l’on sauvegarde le caractère relatif, on peut parler de phénomène distinct, mais il ne faut pas en tirer que le rythme serait séparé ou indépendant. Qu’en est-il de l’expression facteur de tout rythme ?

 

Différents sens du mot facteur

Les philosophes entendent ce mot dans un sens bien précis, celui d’une cause extrinsèque efficiente. C’est le sens le plus facile à saisir du mot cause : ce qui produit, détermine ou modifie un effet, en agissant de l’extérieur. Celui qui fabrique un objet en est la cause efficiente.

Le langage vulgaire est beaucoup plus généreux, et n’hésite pas à permettre l’usage du mot facteur dans des sens bien plus larges. Il pourra alors désigner des éléments extrinsèques comme la cause finale, ce pour quoi la chose est ; ou même des principes intrinsèques comme la matière et la forme.

Cette distinction posée, nous pouvons envisager sereinement de répondre à la question : Existe-t-il un phénomène distinct des qualités sensibles, qui soit le véritable facteur de tout rythme ? Les différentes réponses, suivant les sens du mot facteur, nous permettrons de synthétiser ce que nous avons dit dans les articles précédents.

Facteur, comme cause formelle

La cause formelle, est ce qui constitue l’être, le principe qui le détermine. En entendant le mot facteur dans le sens de cause formelle, notre question revient à dire : Est-ce que le rythme est un phénomène distinct des qualités sensibles ?

Notre réponse est clairement affirmative. Nous venons de le développer dans les pages qui précèdent : l’élément formel du rythme est un phénomène relatif, distinct des qualités sonores. Cette affirmation est capitale dans notre étude. C’est une découverte (ou redécouverte) majeure de Dom Mocquereau. Le rythme n’est pas d’abord une affaire de durée et d’intensité, mais un ensemble de relations réelles entre ces éléments, en termes plus communs, c’est un ordre.

Si cette notion du rythme comme ordre, s’est au fil des siècles perdue, et si elle a été ensuite combattue comme nulle et non avenue, c’est qu’elle est difficile à saisir. Saint Thomas d’Aquin commentant Aristote nous explique pourquoi. La relation a un être plus ténu, elle est dans la substance par les autres genres. Il y a des relations selon la quantité : double, moitié ; il y a aussi des relations selon l’action et la passion : père, fils, … Non seulement la relation est dans un autre, comme la qualité, la quantité, mais elle est orientée vers un autre 2.

Notons bien la belle expression de saint Thomas d’Aquin : la relation est dans la substance par les autres genres. C’est ce qui nous a permis de considérer les relations qui constituent le rythme, non pas comme un phénomène ajouté, à côté des qualités sensibles du son, mais au-dessus, jouant par analogie le rôle d’une forme.

Facteur, comme cause efficiente

Il s’agit cette fois-ci du sens le plus naturel du mot facteur. Il est étymologiquement, la cause qui fait, qui produit l’effet. C’est bien ce qu’on entend par cause efficiente. Avec ce sens, notre question prend un tout autre tour : Y a-t-il un phénomène distinct des qualités sensibles qui produise le rythme ?

Cette question appelle une réponse négative, les textes de Dom Mocquereau sont explicites sur ce point. Nul recours n’y est fait à un phénomène physique distinct des qualités sonores pour en faire la cause de l’ordonnance rythmique. Les qualités sensibles sont les facteurs du rythme, bien que d’autres facteurs, d’origine psychologique, exerceront de leur côté une influence très réelle.

Le rythme est un effort général, constant, vers l’union intime… l’unité, voilà le but. Quels seront les facteurs de cette unité ? a) Tous les phénomènes qui accompagnent les sons, et aussi les relations multiples qui s’établissent entre eux ; car le rythme musical ne peut s’établir que sur quelque chose de musical. Ce sont les éléments objectifs… Il ne faut pas chercher ailleurs que dans les sons et leurs qualités, les éléments du rythme : durée, force, mélodie, timbre, harmonie, tels sont les agents qui produisent le rythme 3.

On ne peut être plus clair. La pensée de Dom Mocquereau n’a jamais été de découvrir un agent mystérieux et méconnu du rythme : mais de mettre en relief l’effet réel et unique de tous les facteurs extrinsèques, physiques et psychologiques du mouvement musical complet… Le rythme est, par définition, une question d’ordre, donc une question d’unité 4.

Notons qu’il est possible de réaliser l’unité d’un ensemble complexe de deux manières :

- En retranchant tout ce qui apporte la diversité. L’unité est réalisée d’office parce qu’il ne reste plus qu’un élément. C’est à cette unité de pauvreté que l’on aboutit en réduisant le rythme à l’ordre de l’intensité. Bien des musiques populaires actuelles peuvent illustrer cette pauvreté.

- En dépassant l’ensemble des différences, dans un effet unique, une fin commune à laquelle tous les éléments ont participé. C’est cette unité synthétique et compréhensive que Dom Mocquereau a mise en relief.

Conclusion

Ces trois derniers articles nous ont conduit, avec Dom Frénaud, à formuler la doctrine rythmique générale de Dom Mocquereau en termes philosophiques. C’est un passage obligatoire pour éprouver la valeur de sa théorie. Dom Frénaud continue dans des articles très techniques par une mise au point sur la philosophie du mouvement. En effet son contradicteur prétendait que la nouvelle théorie de Dom Mocquereau était incompatible avec la philosophie traditionnelle.

Ne pouvant dans ses pages nous étendre sur ce sujet, nous résumons ici brièvement les trois articles qu’il y consacre 5.

S’appuyant sur Aristote, Dom David affirmait : Le mouvement n’est rien d’autre que les choses… Le rythme est alors l’ordonnance des choses et non du mouvement. Dom Frénaud répond en invoquant traducteurs 6 et commentateurs 7 du texte pour contester cette manière de lire et d’entendre Aristote. Οὐκ ἔστι δὲ τις κίνησις παρὰ τὰ πράγματα 8 ne peut se traduire correctement que : Il n’existe pas de mouvement en dehors des choses. Cela suffit pour réduire à néant l’argument.

La dispute se poursuit en 1935 avec un autre interlocuteur, ayant pris la défense de Dom David. Le débat porte cette fois-ci sur les relations transcendantales impliquées dans la définition du mouvement donnée par Aristote 9. Pour appuyer son argumentation, Dom Frénaud cite l’approbation qu’il a sollicité d’un célèbre thomiste contemporain, Jacques Maritain.

Nous poursuivrons notre propos avec les articles suivants de Dom Frénaud, où il nous livre sa propre analyse philosophique du mouvement musical.

Abbé V. Gélineau

1Dom David, Le Rythme verbal et musical dans le chant Romain, éditions de l’Université d’Ottawa, 1933, p33

2Saint Thomas, In Metaphysicam Aristotelis Expositio, XII lectio 4 n° 2457. Et ponit specialiter de ad aliquid, quia ea quae sunt ad aliquid, remotiora videntur esse a substantia quam alia genera, ex eo quod sunt debilioris esse. Unde et substantiae inhaerent mediantibus aliis generibus, sicut aequale et inaequale, duplum et dimidium, mediante quantitate. Movens autem et motum, pater et filius, dominus et servus, mediante actione et passione. Et hoc ideo, quia substantia est per se existens ; quantitas autem et qualitas sunt entia in alio ; sed relativa non solum sunt in alio, sed ad aliud.

3Nombre Musical Grégorien, I, p. 42

4Dom Frénaud, RG 1934, p. 144

5RG 1934, pp. 165-183 ; RG 1935, pp. 90-102 ; RG 1935, pp 121-133

6Carteron, Tricot (dans le passage parallèle de la Métaphysique), Mansion

7Saint Thomas d’Aquin, Capreolus, Jean de Saint-Thomas, Jean de l’Annonciation, François Tolet, Suarez et Gredt

8Physiques, III, 1, 200b32

9L’acte de l’étant en puissance en tant que tel. Physiques, III, 1, 201a11