Triple mouvement dans la phrase musicale

Dans les trois articles précédents, quelques mises au point de Dom Frénaud nous ont permis de répondre à des objections contre la théorie de Dom Mocquereau. Nous arrivons maintenant au cœur de son étude, dont le but est de clarifier sur le plan philosophique la notion du rythme.

Pour cerner avec précision ce qu’est le rythme, il nous faut d’abord définir le mouvement musical. Ce n’est pas une chose facile, car il résulte de multiples mouvements qui se développent simultanément sur des plans très divers. Pour y voir plus clair, distinguons ces différents plans. Nous serons ainsi en mesure de cerner le sujet immédiat de l’ordonnance rythmique, de dire avec précision dans quel plan se situent les relations d’élan à repos qui constituent le rythme.

La distinction de trois plans

Par rapport au sens de l’ouïe, qui nous intéresse directement ici, il est naturel de distinguer avec Dom Frénaud trois plans :

- Un plan antérieur à la sensation auditive, où apparaît un mouvement local ondulatoire : les vibrations sonores.

- Le plan de la sensation externe elle-même, où se déploient les divers mouvements ou variations qui affectent la qualité sensible et constituent avec elle le sensible par soi.

- Un plan postérieur à la sensation externe, ou plan psychologique de la perception sensible qui enrichit les données du sens externe de tout l’apport fourni par nos facultés internes (imagination, mémoire, et même intelligence) 1.

 

En bref, trois plans distincts selon que l’on est avant, pendant ou après la perception auditive. Dans le premier plan, le mouvement sonore est considéré antérieurement et indépendamment de la perception auditive. Dans le second entre en jeu le sens de l’ouïe et dans le troisième les sens internes et l’intelligence.

Il s’agit de trois ordres foncièrement différents, où se réalisent des mouvements de nature essentiellement diverses. Néanmoins, ils sont unis par des liens étroits de causalité. Le mouvement local cause la sensation, qui cause à son tour le mouvement psychologique.

La première distinction entre le domaine du mouvement local et celui de la qualité sensible n’est contestée par personne et ne pose pas de grande difficulté. Il n’en va pas de même pour la seconde entre la sensation externe et la perception totale. C’est autour d’elle que se joue le problème rythmique. En effet Dom Frénaud annonce déjà sa conclusion : Il existe un mouvement psychologique, sujet immédiat, selon nous, du véritable rythme musical adéquat 2. Alors que mélodie et intensité se rapportent au deuxième plan, le rythme concerne le troisième plan. Voilà ce qu’il nous faut expliquer pour mieux approcher la notion de rythme.

Une petite note de psychologie

La psychologie est la partie de la philosophie qui étudie l’être naturel tout particulier qu’est le vivant et en premier lieu l’homme. C’est ici que nous pourrons trouver quelques lumières sur la connaissance pour éclairer le problème de la perception du mouvement sonore.

La connaissance de l’homme est double : il y a d’une part la connaissance sensible que nous partageons avec les animaux, et d’autre part la connaissance intellectuelle propre à l’homme.

Les sens externes

Parmi les sens, on distingue encore les sens externes, des sens internes. Les sens externes nous mettent en relation avec le milieu physique. Ce sont la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Chaque sens a un objet propre : la couleur pour la vue, le son pour l’ouïe, donnant ainsi la connaissance d’une partie bien déterminée de la réalité sensible.

Les sens internes

Viennent ensuite les sens internes, qui achèvent la connaissance sensible :

- Le sens commun, conscience sensible qui nous permet d’unir et de distinguer des sensations différentes. Par exemple le sens commun nous permet d’associer le blanc au sucré. C’est au sens commun que se terminent les impressions que chacun des cinq sens reçoit de son objet.

- L’imagination consiste à se représenter un objet concret, elle conserve les différentes perceptions sensibles.

- L’estimative (ou cogitative chez l’homme) est l’élément de connaissance impliqué dans l’instinct. Son objet est l’utilité ou la nocivité des choses perçues. La brebis fuit le loup, non parce que sa couleur lui déplaît à voir, mais parce qu’elle a le pressentiment de sa méchanceté. Et l’oiseau qui bâtit un nid choisit un brin de paille, non parce qu’il est plaisant à voir, mais parce qu’il pourra servir à constituer un élément du nid 3. Elle suppose la perception d’un objet, mais aussi l’imagination d’une autre chose non donnée, à savoir l’effet, l’action future de la chose perçue ; elle porte sur le futur imaginé.

- La mémoire est la connaissance du passé. Elle est souvent confondue avec l’imagination. Elle la suppose, et l’on peut appeler mémoire, en un sens large, la faculté de conserver et de reproduire les images. Mais ce qui spécifie la mémoire, c’est qu’elle porte sur le passé 4.

Résumons avec le Docteur Angélique :

Ainsi donc, pour percevoir les qualités sensibles il y a le sens propre et le sens commun. On dira plus loin comment ils se distinguent. Pour obtenir ou conserver ces qualités, il y a la “fantaisie” ou imagination, qui sont une même chose. L’imagination est en effet comme un trésor des formes reçues par les sens. Pour percevoir les représentations qui ne sont pas reçues par les sens, il y a l’estimative. Pour les conserver, il y a la mémoire, qui en est comme le trésor. En voici un signe : les animaux commencent à avoir des souvenirs à partir d’une connaissance de ce genre, par exemple que ceci leur est nuisible ou leur convient. La raison de passé, que perçoit la mémoire, doit être comptée parmi ces représentations 5.

La connaissance intellectuelle

De cette connaissance sensible l’intelligence humaine tire une connaissance de la nature des choses. Cette connaissance intellectuelle n’atteint pas seulement tel ou tel aspect particulier de la réalité comme dans la connaissance sensible, elle va jusqu’à la nature intime des choses, cherchant à dire ce qu’elles sont. Elle est universelle, s’arrêtant par exemple non pas à tel ou tel arbre, mais à la notion universelle d’arbre. Il est entendu que cette connaissance intellectuelle a de nombreux degrés, elle est plus ou moins parfaite.

Dans le cadre de notre étude, ces quelques notions sont suffisantes pour bien distinguer la connaissance intellectuelle de la connaissance sensible. Nous ne nous aventurerons pas plus dans l’étude du mode et de la nature de la connaissance intellectuelle. Ce sont des questions difficiles qui ont agité de nombreux débats dans toute l’histoire de la philosophie.

Conclusion

Ces quelques notions de psychologie éclairent la distinction proposée par Dom Frénaud. Elles permettent de bien saisir la nuance qu’il y a entre le plan de la sensation externe, et celui qui est postérieur à la sensation externe. Dans ce dernier, et ici seulement, le mouvement sonore peut être saisi dans son unité grâce à l’imagination et à la mémoire. Nous reviendrons sur ce point, en étudiant chacun des plans séparément.

1RG 1935, p. 214

2RG 1935, p. 214

3Verneaux, Philosophie de l’homme, p. 56

4Verneaux, Philosophie de l’homme, p. 57

5Somme théologique, I q. 78 a. 4