Un jour que l’on demandait à saint Pie X ce qu’il était bon de chanter à la messe, le saint pape répondit tout de suite : « On ne chante pas à la messe, on chante la messe. » Sans hésiter, les auteurs de la méthode d’orgue bien connue, N. Pierront et J. Bonfils, l’appliquent aux organistes : « On ne joue pas à la messe, mais on joue la messe. »

L’accompagnement du chant grégorien et l’improvisation qui le continue permettent sans difficulté d’être à l’unisson avec les sentiments de la liturgie. Mais, comment jouer la messe si nous exécutons un Magnificat de Titelouze, un Choral de Bach ou une Toccata de Gigout ? Peut-être trouverons-nous chez les marchands de partitions quelques recueils intitulés “Messes pour orgue”, mais est-ce à cela que l’on doit réduire le répertoire de l’organiste liturgique ? Non. D’ailleurs la réponse n’est pas du côté du répertoire.

Il y a en effet quelque chose de beaucoup plus fondamental que le choix du répertoire : nous voulons parler de l’interprétation. Le Motu Proprio de saint Pie X le signale très bien dans ces mots : « Elle doit être sainte […] non seulement en elle-même, mais encore dans la façon dont les exécutants la présentent. » Nous concentrerons donc notre propos sur l’interprétation du répertoire dans la liturgie.

L’interprétation achève la partition

Certainement qu’en écoutant vos pièces d’orgue préférées, vous avez aimé l’interprétation de tel organiste plutôt que celle de tel autre. Pourtant la partition est toujours la même, mais d’une exécution à une autre, l’œuvre n’est pas la même. Il faut se dire que la partition n’est qu’un plan : elle donne les notes et leur rapport rythmique, et tout au plus quelques indications d’expression et de nuance. Comme en présence d’un plan de maison à bâtir : plusieurs manières s’offrent à nous pour monter cette maison ou réaliser une partition.

Si la partition est un plan, il faut le concrétiser, et c’est justement l’interprétation qui va achever l’œuvre dans tous ses détails et livrer le produit final. La musique est un art du mouvement, elle n’existe pas dans les livres de partitions comme un tableau apposé sur le mur d’un salon. La musique n’existe que dans son exécution. D’ailleurs en écoutant la Toccata en ré mineur, si nous croyons entendre Jean-Sébastien Bach, c’est bien plus André Isoir que nous écoutons exécuter ou interpréter le plan de la toccata que J. S. Bach a tracé sur le papier.

En liturgie, nous jugerons donc premièrement de notre interprétation, le produit final qui seul est entendu des fidèles.

Une interprétation au service de la liturgie

Caput artis decere, la perfection de l’art est de convenir, c’est-à-dire : atteindre son but. La haute philosophie de nos anciens envisageait tout de suite la perfection des choses par rapport à leur fin. Et c’est bien cela qui nous intéresse, car, si le but n’est pas atteint, à quoi bon ?

Nous attendons, par conséquent, une interprétation qui convienne à la liturgie, c’est-à-dire : une certaine discrétion, un esprit religieux, une adaptation et une unité avec la liturgie du jour, afin que par ce moyen les fidèles soient « excités plus facilement à la dévotion et mieux disposés à recueillir les fruits de grâce que procure la célébration des saints mystères. » (Saint Pie X)

En résumé, le jeu des organistes doit se revêtir des trois grands critères de la musique liturgique : être sacré, être un art véritable, être universel.

Tout d’abord, l’interprétation doit être sacrée, purifiée des manières mondaines, profanes, celles du concertiste ; le toucher de la musique sacrée est plus humble, plus religieux, à l’image de son modèle : le chant grégorien.

Ensuite, un art véritable dans l’interprétation signifie un grand sens artistique dans la conduite du mouvement musical : respect de la ligne mélodique, rythme local et global vivant, nuances du rythme harmonique entendues.

Enfin, le caractère universel de cette interprétation sera le fruit des deux premiers critères : le dépouillement des artifices du monde donnera à cette interprétation de sortir des contingences historiques du répertoire ; l’attention portée sur les principes essentiels de la musicalité empêchera toute fantaisie personnelle qui chercherait à se distinguer. Ainsi nous voulons prétendre à une interprétation catholique, vraiment universelle, quel que soit le répertoire utilisé. Cette unité et universalité de l’interprétation découlent directement de la fin unique vers laquelle tend la musique liturgique : ajouter une efficacité plus grande au texte sacré pour aider à l’accomplissement du culte divin.

Un répertoire au service de l’interprétation liturgique

Le répertoire se tient sous les doigts de l’organiste comme la pierre sous le ciseau du sculpteur : à l’artiste de donner la forme qu’il veut. Cependant la matière proposée n’est pas toujours malléable à merci.

Pour l’organiste d’église cela demande un choix judicieux de son répertoire. Toute pièce d’orgue n’est pas apte à recevoir une interprétation liturgique : par exemple tel concerto d’allure très profane, ou tel prélude plus propre à révéler les talents de l’artiste qu’à élever les âmes.

À l’organiste donc, de trouver un répertoire capable de se plier aux exigences du culte divin, sinon nous risquons bien de faire plier le culte divin aux exigences d’un répertoire quelque peu émancipé de la fin liturgique …

Deux objections

Deux objections peuvent nous venir à l’esprit : tout d’abord, n’y aurait-il pas une interprétation officielle du répertoire, celle enseignée dans les écoles, conformément au contexte historique des compositeurs ? Oui, cette interprétation existe et est enseignée. Elle est le fruit d’études intéressantes de musicologie. Cependant le but de ces recherches est de replacer l’œuvre dans son contexte historique comme un village médiéval que nous reconstituons “à l’époque”. Sans discuter la possibilité d’une telle restitution, nous voyons tout de suite que la liturgie poursuit un but tout autre : les cérémonies du culte ne sont nullement l’occasion d’expositions historiques de la musique. Dans le culte l’art est fonctionnel, il a une fonction liturgique à accomplir et nul autre dessein ne doit l’en détourner. La préoccupation historique n’est donc pas celle de l’organiste d’église ; préoccupation qui serait bien propre à le distraire de son office.

La seconde objection peut se présenter ainsi : S’approprier une pièce pour la modeler à sa guise, en vue de la faire servir à une autre fin, détournée de son but originel, n’est-ce pas manquer de respect à l’œuvre et à son compositeur ? Non. Au contraire, c’est leur donner les honneurs de la liturgie que de les faire servir au culte divin. Que dirait un pauvre mendiant à qui l’on proposerait de servir une messe, moyennant comme condition : qu’il échange ses loques contre des vêtements dignes du sanctuaire ? Il accepterait tout de suite. Ainsi en est-il du répertoire qu’on élève à la dignité de musique liturgique. Cependant nous pouvons avoir quelque difficulté à comprendre cela, car nous sommes imbus aujourd’hui d’une erreur que l’on appelle l’historicisme qui, comme son nom l’indique, voit dans le contexte historique l’essence même d’une œuvre d’art. Impossible dès lors, d’envisager l’œuvre autrement qu’avec toutes les contingences de son époque. Cette erreur s’est répandue surtout à partir de 1950. Avant on jouait la musique baroque “à la romantique” sans que cela ne posât de difficulté. À nous de sortir de cette fausse conception pour redonner un sens actuel et fonctionnel à la musique d’église.

Comment jouer la messe ?

Résumons tout d’abord. L’organiste ayant un véritable office liturgique, il mettra toute sa perfection dans la convenance de sa musique avec le culte. L’exécution ou l’interprétation étant l’œuvre achevée, proposée à l’édification des fidèles, c’est elle qui devra être revêtue des trois grands critères qui définissent cette convenance. Les œuvres du répertoire interviennent donc comme une matière qu’il faudra juger apte ou non au service liturgique.

Ainsi, nous pouvons jouer la messe : ce n’est plus un choral de Bach que nous jouons mais l’offertoire du 21e dimanche après la Pentecôte. Le choral servira de base à l’organiste pour continuer l’Antienne grégorienne de l’offertoire, et cela à travers la registration, le tempo, le phrasé, le toucher plus ou moins lourd ou léger, etc. Si l’improvisation n’est pas donnée à tous, sachons du moins choisir notre répertoire et l’adapter selon les circonstances.

Nous terminons ici ce premier article qui n’avait pour but que de montrer l’importance d’une interprétation liturgique du répertoire. Reste à expliquer maintenant en quoi consiste cette interprétation dans l’exécution. Il nous faudra tout d’abord poser le principe général : imitation du chant grégorien (legato, précision du rythme, bannir l’agitation, etc) ; ensuite il nous restera à parcourir le répertoire pour s’exercer à cette adaptation.

« Louez et bénissez mon Seigneur, rendez-lui grâces et servez-le, en toute humilité » (Saint François d’Assise)

Par un Père Capucin