L’étude de la modalité dans le chant grégorien nous a amenés au IXe siècle, période de l’écriture du répertoire grégorien. On peut dire que cette notion de modalité grégorienne se fixe jusqu’au XIe siècle, avec les théoriciens comme Guy d’Arezzo.

Entre le XIe et le XVIe siècle, la théorie musicale n’évolue pas, mais la musique elle-même évolue, on l’appelle musica ficta, par opposition à la musica recta1. Cette évolution est plus importante encore au XIVe siècle et à la Renaissance. La seule différence dans la théorie, c’est qu’on préfère parler de tons, plutôt que de modes. En réalité, c’est sans doute le fond de cette différence capitale entre la modalité du XIe et la tonalité du XVIIe siècle.

L’aboutissement théorique de cette évolution se trouvera dans la tonalité, théorisée principalement par Rameau au XVIIIe siècle. Mais ce cadre se profile dès le XIIIe siècle.

L’apparition de la polyphonie

Au XIIIe siècle, l’apparition d’une vraie polyphonie va bouleverser les principes de la modalité. Il ne s’agit pas encore de la notion d’accord ou d’harmonie qui intéressera les baroques et les classiques. Nous sommes d’abord dans le contrepoint : une deuxième voix vient compléter musicalement la première « point contre point », c’est-à-dire note contre note2. Pour cela on utilise la dissonance ou la consonance imparfaite (la tierce, par exemple), qui se résout en consonance parfaite (octave ou quinte). Une musique à cinq voix est ainsi construite par ajouts successifs, en contrepoint par rapport aux voix existantes.

Les principes d’attraction mentionnés ici entraînent une modification des cordes modales. C’est par le contrepoint que disparaissent certaines caractéristiques des échelles modales. Dans le grégorien il n’y a qu’une note mobile, le si, le XIIIe siècle ajoute le fa #, le XIVe ajoute le sol # et le ré #, le XVe ajoute le mi b.

Vers le XVIe siècle, la tierce devient une consonance parfaite. La médiante (degré III d’un mode, tierce de la finale) acquiert une plus grande importance, ce qui divise les modes en majeurs et mineurs. En même temps se forme la notion, chère aux théoriciens du XIXe siècle, d’octave modale : la structure se répète à toutes les octaves. Voici donc la structure : V à la quinte juste ; III majeur ou mineur selon le mode ; II au ton de I, pour être à une quinte juste de V ; IV à un ton de V, pour être à une quinte juste de I (pour constituer l’accord de IV).

degrés gamme1

Les 8 tons

Jusqu’au XVIIIe on parle encore des 8 tons qui correspondent en réalité aux deux modes nouveaux :

  • Le 1er ton devient un ré mineur par sensibilisation du do (do#) avec un si b parfois (par exemple dans la toccata dorienne de Bach)

exemple1

Voici l'exemple du Kyrie IV, revu par Couperin :

ex2 rogne

  • le 2e ton devient sol mineur par transposition à la quarte supérieure et sensibilisation du fa (fa #). On l’écrit avec un seul bémol parce que le mi (correspondant au si) n’est pas toujours bémol.

exemple3

Voici le début d'un récit de J. Boyvin :

ex4 rogne

  • Le 3e ton devient un do majeur en terminant sur l’ancienne dominante (do). L’ancienne finale devient la médiante (III).

 exemple5

  • Pour le 4e ton, c’est plus compliqué. En enchaînant l’accord de la dominante (la mineur) à celui de la finale (mi), on pensa à une cadence inversée où la serait la tonique et mi la dominante. On majorisa l’accord du mi qui devint comme un repos à la dominante (souvent avec l’enchaînement de demi-ton descendant au soprane qui rappelait le 4e mode originel : la – sol #). Cette cadence finale est très fréquente chez les Français, comme chez Bach. Voici la gamme et encore un exemple chez Couperin :

 exemple7

ex6 rogne

  • Le 5e mode devient ré majeur par simple transposition à la tierce inférieure. En effet le si b est quasi constant dans l’original, donc il ne reste plus que 2 # et non 3.

exemple8

  • Le 6e mode devient un fa majeur sans changement. Le mi devient simplement fonctionnel comme sensible.

exemple9

  • Le 7e mode devient ré majeur par transposition à la quarte inférieure et sensibilisation du do.

exemple10

  • Quant au 8e mode, un procédé similaire au 8e lui permet de se terminer en cadence plagale sur sol (avec une pédale de sol au soprane). Jean-Jacques Rousseau dit que cela « fait sentir le ton d’ut. »

exemple11

ex12 rogne

Le seul intérêt de la dénomination de ces différents tons, qui se ressemblent beaucoup plus les uns aux autres, est la possibilité d’enchaîner facilement une pièce d’un ton avec une pièce de plain chant du mode correspondant.

On trouvera également au XIXe une réminiscence des modes qui rentraient plus difficilement dans ce dispositif : dans les passages des opéras évoquant Dieu ou la prière, on utilise souvent les degrés III ou VI (anciennes dominantes des modes 2, 6 et 3) ou la cadence plagale des 4e et 8e tons.

Conclusion

Tandis que la musique acquière une plus grande complexité polyphonique, tandis que de nouvelles altérations viennent élargir les possibilités d’écriture, une grande uniformisation modale s’opère. C’est ainsi que vont disparaître les ethos des différents modes, au profit d’un couple majeur / mineur peu contrasté.

Pour le musicien, rien n’est gagné dans l’essentiel, ce qui explique pourquoi Mozart avait la sensation de composer dans un monde borné par la tonalité, et regrettait de ne pouvoir accéder à la liberté de la modalité grégorienne.

 

 

Par l’abbé Louis-Marie Gélineau, prêtre de la FSSPX

 

1La musica recta, ou grégorienne, ne connaît que le sib et les 3 hexacordes qui en résultent. La musica ficta crée de nouvelles possibilités, par l'emploi de multiples altérations.

2Lorsque les voix sont parallèles, ou que l'une tient longtemps certaines notes, on parle d'organum. Lorsque les voix se déplacent en sens contraire ou avec des mouvements différents, mais au même rythme, il s'agit de contrepoint.