À la recherche de la notion de rythme

            Les articles précédents ont présenté Dom Mocquereau et la question du rythme, qui sera au cœur de ses recherches. Pour résumer, on peut dire que passant de la musique du siècle à la musique du cloître, il est étonné que la théorie du temps fort, si communément admise, trouve une exception avec le chant grégorien. De là il en vient à soulever la question de manière plus sérieuse pour trouver une réponse générale à toute la musique. Qu’est-ce que le rythme en général ?

            Avec ce quatrième article, nous voudrions exposer la réponse à cette question en nous appuyant sur les premières pages du Nombre Musical Grégorien. C’est une œuvre synthèse, qu’il a publiée au terme de longues années de recherche. Nous ne suivrons pas ici le fil de sa démarche, mais nous nous arrêterons sur la présentation qu’il donne à l’issue de son travail de recherche. Ces premières pages cernent la notion du rythme dans toute sa généralité, la suite de l’ouvrage détaillera les différents aspects du problème rythmique dans le cadre du chant grégorien.

1. Rythme, es-tu là ?   2. Le rythme dans le mouvement sonore   3.  Qu'est-ce que le rythme ?........  Lire la suite .......

 

1    Rythme, es-tu là ?

            Pour définir le rythme, il faut d’abord savoir où il se trouve. Où parle-t-on de rythme au sens propre ?

            Pour y répondre, dans son premier chapitre, Dom Mocquereau reprend la division classique des arts et distingue les arts de repos des arts de mouvement. L’architecture, la sculpture et la peinture sont des arts de repos, où le Beau « est fixé dans un moment unique de son existence. »[1] Au contraire la musique, la poésie et la danse sont des arts du mouvement, où le Beau « est réalisé à l’état de mouvement, par la succession de ses éléments dans le Temps »[2]. Les arts de repos sont en relation avec l’Espace, tandis que les seconds, arts de mouvement, sont en relation avec le Temps.

            Chez les Anciens, ces trois arts du mouvement étaient soumis aux lois d’une même Rythmique. C’est là que Dom Mocquereau estime trouver la réponse à sa question : « Nous allons le voir, il n’existe qu’une seule rythmique générale dont les lois fondamentales, établies sur la nature humaine, se retrouvent nécessairement dans toutes les créations artistiques, musicales ou littéraires, de tous les peuples, dans tous les temps. »[3] Nous sommes donc invités à suivre Dom Mocquereau dans la présentation de ce projet audacieux : la rythmique universelle, fondamentale à tous les arts du mouvement.

            Comme ce sont surtout nos sens de la vue et de l’ouïe qui perçoivent le mouvement, les principaux mouvements pour nous sont le mouvement local ou visible, et le mouvement sonore, celui qui nous intéresse plus spécialement. C’est là que nous étudierons le rythme.

2    Le rythme dans le mouvement sonore

            Logiquement, le chapitre suivant cherche la place du rythme dans le mouvement sonore.

            Il y a de multiples manières de produire un son suivant l’instrument qu’on utilise. Pour le physicien, le mouvement sonore est une onde de pression, dont l’intensité en un point varie en fonction du temps. Dans ce mouvement sonore, on perçoit[4] différentes composantes qui distinguent différents éléments ou sons :

- La durée : est-il plus ou moins long ?

- L’intensité : est-il plus ou moins fort ?

- La hauteur : s’agit-il d’un son plus ou moins aigu ?

- Le timbre : par exemple, de quel(s) instrument(s) s’agit-il ?

            Ces quatre composantes suffisent à décrire un son isolé. On peut décrire le mouvement sonore comme une succession de sons, ayant chacun une durée, une intensité, une hauteur et un timbre. Elles sont indépendantes l’une de l’autre. Mais « l’union intime et harmonieuse de tous ces phénomènes sonores […] engendre la mélodie, la parole, l’harmonie et enfin le Rythme sans lequel toute mélodie, toute parole, toute harmonie demeure matière inerte et morte. […]

            Les sons, en tant qu’employés dans le rythme, se distinguent par le rôle qu’ils remplissent dans le mouvement sonore rythmique ; car bien différente est l’impression qu’ils communiquent selon qu’ils sont placés à l’élan, au début du mouvement, ou à sa fin, à son expiration. On doit donc ajouter aux quatre ordres précédents un cinquième ordre. »[5]

            Dans ces lignes très denses, Dom Mocquereau situe la notion du rythme au cœur du mouvement sonore : comme la durée distingue les sons longs et les sons courts, le rythme distingue les sons par leur rôle dans le mouvement sonore. Mais notons bien que le rythme est d’un ordre supérieur aux composantes précitées, c’est lui qui donne la vie au mouvement sonore. Il est très important de bien distinguer ce cinquième ordre des quatre autres qui sont plus manifestes, tout en gardant à l’esprit que concrètement, on ne peut pas séparer ces aspects. Seule la raison peut les distinguer.

            Comme l’explique Dom Gajard, « le rythme ne s’identifie avec aucune des qualités physiques et matérielles du son, et peut se passer de l’une ou de l’autre ; mais il faut qu’il soit déterminé par l’une ou l’autre d’entre elles, ou même par quelque chose d’autre, comme nous le verrons plus loin. Sa perception doit être, en chaque cas, déterminée hic et nunc par l’un ou l’autre des différents éléments contenus ou impliqués dans la suite des sons. »[6]

            Quelques exemples viennent illustrer ce propos. Dans une suite de sons supposés égaux à tous égards, il n’y a pas de rythme.

                       Si nous renforçons un son sur deux, les sons se trouvent groupés deux par deux ; une relation s’établit entre le son faible et le son fort : c’est le rythme d’intensité.

             On peut aussi différencier les sons par la durée, et là encore, par une seule des qualités du son, le rythme est formé. C’est un rythme quantitatif. 

       

            Ces quelques exemples simples nous aident à comprendre comment le rythme est d’un ordre à la fois distinct des durées et des intensités et en même temps supérieur.

3    Qu’est-ce que le rythme ?

            S’appuyant sur les distinctions présentées au chapitre deux, Dom Mocquereau en vient à une définition du rythme.           Pour cela il rapproche la distinction précédemment établie avec le rapport de la matière à la forme.

            « Les sons, les paroles et même les mouvements du corps sont les matières malléables qui se prêtent aux différents caprices du rythme. »[7]

            « Le Rythme est l’ordonnance du mouvement[8]. Cette définition résume tout ce que les Anciens en ont dit. Une suite de mouvements sonores ne suffit pas pour constituer un rythme ; il faut que ces mouvements soient mis en ordre et harmonieusement disposés. Cette ordonnance, cette mise en ordre est la forme même du rythme. Celui-ci dispose harmonieusement la succession des sons brefs et longs, il mélange avec agrément les sons forts et faibles, les sons aigus et graves, les timbres de toutes sortes ; il saisit les imperceptibles ondulations des corps sonores, les réunit, les organise en ondulations plus amples, plus variées ; les arrange avec intelligence et goût dans un ordre parfait ; il les informe, les spiritualise en quelque sorte, et leur donne le mouvement, la beauté et la vie. C’est grâce au Rythme que tous les phénomènes sonores se présentent à l’oreille avec la convenance, la proportion, la justesse, qui entraînent, avec le plaisir, l’assentiment de l’intelligence et du cœur. »[9]

            Le rythme est donc l’ordre qui unifie le mouvement sonore. Il lui faut une matière à organiser, il n’y a pas de rythme sans son, mais peu lui suffit. Il n’a besoin ni de mélodie, ni de paroles. Un son unique répété plusieurs fois lui suffit pour exercer sa puissance organisatrice, unifiante et vivifiante.

            Dom Gajard explique ainsi la pensée de son maître : « Dom Mocquereau a été amené à conclure selon les lois de la plus rigoureuse logique, que le rythme ne s’identifie avec aucun de ces trois[10] ordres matériels (durée, intensité, hauteur), mais qu’il consiste, lui, dans l’organisation du mouvement né de ces variations. Il n’est pas, comme les autres éléments, une qualité physique, matérielle ; sa perception est une opération principalement intellectuelle, d’un ordre absolument supérieur, qui domine et gouverne les autres. Son rôle essentiel, sa fonction propre, est précisément de se saisir de ces relations, de les préciser, de les ordonner, de les hiérarchiser, de manière à les faire toutes concourir à l’unité, cette unité sans laquelle il n’y a pas d’œuvre d’art. Ce n’est plus un élément de division, mais de synthèse, de groupement, de fusion.

            Le rythme est très précisément l’opération d’ordre intellectuel qui s’empare de chacun des éléments en jeu pour les soustraire à leur individualité propre et les fondre, chacun à leur place, et par une succession d’unités de plus en plus grandes et compréhensives, dans l’unité du même mouvement. […]

            Le rythme est donc affaire de mouvement, et, à la base, une relation, non de temps faibles à temps forts, ou réciproquement, mais d’élans à repos. […] Ainsi le temps fort disparaît, en tant que tel ; le rythme, de matériel, devient chose d’esprit. Tel était l’art antique. »[11]

Conclusion

            On parle de rythme au sens strict dans les arts du mouvement. Et au terme de ces quelques lignes nous retiendrons la définition de Platon : Le Rythme est l’ordonnance du mouvement, et non pas seulement un ordre de durée ou d’intensité.

            Plusieurs termes nous ont permis de caractériser cette réalité fondamentale au cœur de la musique : ordre, relation, unité, forme et vie. Dans un prochain article, nous reviendrons sur ces termes et leur sens dans la philosophie d’Aristote et de St Thomas d’Aquin. Ceci nous permettra de mieux apprécier la richesse de la définition proposée, avant de la justifier et de l’appliquer à la musique.

Abbé V. Gélineau

[1]      GEVAERT, Histoire et théorie de la Musique de l’antiquité, I, p22 sq

[2]      id.

[3]      Nombre Musical Grégorien, T1 p26 n° 6

[4]      Pour une oreille exercée ou sur l’analyse d’un enregistrement par un logiciel adapté.

[5]      Nombre Musical Grégorien, T1 p29-30  n° 16-17

[6]      Dom Gajard, Notions sur la rythmique grégorienne, p16

[7]      Nombre Musical Grégorien, T1 p31  n° 20

[8]      Platon, Lois, 665 a

[9]      Nombre Musical Grégorien, T1 p31-32 n° 21

[10]     Dom Gajard néglige ici le timbre dont le rôle est moins manifeste dans la perception du rythme

[11]     Dom Gajard, La méthode de Solesmes, ses principes constitutifs, ses règles pratiques d’interprétation, 1951, p32-33


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