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Un jour que l’on demandait à saint Pie X ce qu’il était bon de chanter à la messe, le saint pape répondit tout de suite : « On ne chante pas à la messe, on chante la messe. » Sans hésiter, les auteurs de la méthode d’orgue bien connue, N. Pierront et J. Bonfils, l’appliquent aux organistes : « On ne joue pas à la messe, mais on joue la messe. »
L’accompagnement du chant grégorien et l’improvisation qui le continue permettent sans difficulté d’être à l’unisson avec les sentiments de la liturgie. Mais, comment jouer la messe si nous exécutons un Magnificat de Titelouze, un Choral de Bach ou une Toccata de Gigout ? Peut-être trouverons-nous chez les marchands de partitions quelques recueils intitulés “Messes pour orgue”, mais est-ce à cela que l’on doit réduire le répertoire de l’organiste liturgique ? Non. D’ailleurs la réponse n’est pas du côté du répertoire.
Il y a en effet quelque chose de beaucoup plus fondamental que le choix du répertoire : nous voulons parler de l’interprétation. Le Motu Proprio de saint Pie X le signale très bien dans ces mots : « Elle doit être sainte […] non seulement en elle-même, mais encore dans la façon dont les exécutants la présentent. » Nous concentrerons donc notre propos sur l’interprétation du répertoire dans la liturgie.
Certainement qu’en écoutant vos pièces d’orgue préférées, vous avez aimé l’interprétation de tel organiste plutôt que celle de tel autre. Pourtant la partition est toujours la même, mais d’une exécution à une autre, l’œuvre n’est pas la même. Il faut se dire que la partition n’est qu’un plan : elle donne les notes et leur rapport rythmique, et tout au plus quelques indications d’expression et de nuance. Comme en présence d’un plan de maison à bâtir : plusieurs manières s’offrent à nous pour monter cette maison ou réaliser une partition.
Si la partition est un plan, il faut le concrétiser, et c’est justement l’interprétation qui va achever l’œuvre dans tous ses détails et livrer le produit final. La musique est un art du mouvement, elle n’existe pas dans les livres de partitions comme un tableau apposé sur le mur d’un salon. La musique n’existe que dans son exécution. D’ailleurs en écoutant la Toccata en ré mineur, si nous croyons entendre Jean-Sébastien Bach, c’est bien plus André Isoir que nous écoutons exécuter ou interpréter le plan de la toccata que J. S. Bach a tracé sur le papier.
En liturgie, nous jugerons donc premièrement de notre interprétation, le produit final qui seul est entendu des fidèles.
Caput artis decere, la perfection de l’art est de convenir, c’est-à-dire : atteindre son but. La haute philosophie de nos anciens envisageait tout de suite la perfection des choses par rapport à leur fin. Et c’est bien cela qui nous intéresse, car, si le but n’est pas atteint, à quoi bon ?
Nous attendons, par conséquent, une interprétation qui convienne à la liturgie, c’est-à-dire : une certaine discrétion, un esprit religieux, une adaptation et une unité avec la liturgie du jour, afin que par ce moyen les fidèles soient « excités plus facilement à la dévotion et mieux disposés à recueillir les fruits de grâce que procure la célébration des saints mystères. » (Saint Pie X)
En résumé, le jeu des organistes doit se revêtir des trois grands critères de la musique liturgique : être sacré, être un art véritable, être universel.
Tout d’abord, l’interprétation doit être sacrée, purifiée des manières mondaines, profanes, celles du concertiste ; le toucher de la musique sacrée est plus humble, plus religieux, à l’image de son modèle : le chant grégorien.
Ensuite, un art véritable dans l’interprétation signifie un grand sens artistique dans la conduite du mouvement musical : respect de la ligne mélodique, rythme local et global vivant, nuances du rythme harmonique entendues.
Enfin, le caractère universel de cette interprétation sera le fruit des deux premiers critères : le dépouillement des artifices du monde donnera à cette interprétation de sortir des contingences historiques du répertoire ; l’attention portée sur les principes essentiels de la musicalité empêchera toute fantaisie personnelle qui chercherait à se distinguer. Ainsi nous voulons prétendre à une interprétation catholique, vraiment universelle, quel que soit le répertoire utilisé. Cette unité et universalité de l’interprétation découlent directement de la fin unique vers laquelle tend la musique liturgique : ajouter une efficacité plus grande au texte sacré pour aider à l’accomplissement du culte divin.
Le répertoire se tient sous les doigts de l’organiste comme la pierre sous le ciseau du sculpteur : à l’artiste de donner la forme qu’il veut. Cependant la matière proposée n’est pas toujours malléable à merci.
Pour l’organiste d’église cela demande un choix judicieux de son répertoire. Toute pièce d’orgue n’est pas apte à recevoir une interprétation liturgique : par exemple tel concerto d’allure très profane, ou tel prélude plus propre à révéler les talents de l’artiste qu’à élever les âmes.
À l’organiste donc, de trouver un répertoire capable de se plier aux exigences du culte divin, sinon nous risquons bien de faire plier le culte divin aux exigences d’un répertoire quelque peu émancipé de la fin liturgique …
Deux objections peuvent nous venir à l’esprit : tout d’abord, n’y aurait-il pas une interprétation officielle du répertoire, celle enseignée dans les écoles, conformément au contexte historique des compositeurs ? Oui, cette interprétation existe et est enseignée. Elle est le fruit d’études intéressantes de musicologie. Cependant le but de ces recherches est de replacer l’œuvre dans son contexte historique comme un village médiéval que nous reconstituons “à l’époque”. Sans discuter la possibilité d’une telle restitution, nous voyons tout de suite que la liturgie poursuit un but tout autre : les cérémonies du culte ne sont nullement l’occasion d’expositions historiques de la musique. Dans le culte l’art est fonctionnel, il a une fonction liturgique à accomplir et nul autre dessein ne doit l’en détourner. La préoccupation historique n’est donc pas celle de l’organiste d’église ; préoccupation qui serait bien propre à le distraire de son office.
La seconde objection peut se présenter ainsi : S’approprier une pièce pour la modeler à sa guise, en vue de la faire servir à une autre fin, détournée de son but originel, n’est-ce pas manquer de respect à l’œuvre et à son compositeur ? Non. Au contraire, c’est leur donner les honneurs de la liturgie que de les faire servir au culte divin. Que dirait un pauvre mendiant à qui l’on proposerait de servir une messe, moyennant comme condition : qu’il échange ses loques contre des vêtements dignes du sanctuaire ? Il accepterait tout de suite. Ainsi en est-il du répertoire qu’on élève à la dignité de musique liturgique. Cependant nous pouvons avoir quelque difficulté à comprendre cela, car nous sommes imbus aujourd’hui d’une erreur que l’on appelle l’historicisme qui, comme son nom l’indique, voit dans le contexte historique l’essence même d’une œuvre d’art. Impossible dès lors, d’envisager l’œuvre autrement qu’avec toutes les contingences de son époque. Cette erreur s’est répandue surtout à partir de 1950. Avant on jouait la musique baroque “à la romantique” sans que cela ne posât de difficulté. À nous de sortir de cette fausse conception pour redonner un sens actuel et fonctionnel à la musique d’église.
Résumons tout d’abord. L’organiste ayant un véritable office liturgique, il mettra toute sa perfection dans la convenance de sa musique avec le culte. L’exécution ou l’interprétation étant l’œuvre achevée, proposée à l’édification des fidèles, c’est elle qui devra être revêtue des trois grands critères qui définissent cette convenance. Les œuvres du répertoire interviennent donc comme une matière qu’il faudra juger apte ou non au service liturgique.
Ainsi, nous pouvons jouer la messe : ce n’est plus un choral de Bach que nous jouons mais l’offertoire du 21e dimanche après la Pentecôte. Le choral servira de base à l’organiste pour continuer l’Antienne grégorienne de l’offertoire, et cela à travers la registration, le tempo, le phrasé, le toucher plus ou moins lourd ou léger, etc. Si l’improvisation n’est pas donnée à tous, sachons du moins choisir notre répertoire et l’adapter selon les circonstances.
Nous terminons ici ce premier article qui n’avait pour but que de montrer l’importance d’une interprétation liturgique du répertoire. Reste à expliquer maintenant en quoi consiste cette interprétation dans l’exécution. Il nous faudra tout d’abord poser le principe général : imitation du chant grégorien (legato, précision du rythme, bannir l’agitation, etc) ; ensuite il nous restera à parcourir le répertoire pour s’exercer à cette adaptation.
« Louez et bénissez mon Seigneur, rendez-lui grâces et servez-le, en toute humilité » (Saint François d’Assise)
Par un Père Capucin
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Pourquoi et comment le chant grégorien et la musique sont aussi des expressions de la miséricorde. Extraits d'une homélie de M. l'abbé Billecocq le sixième dimanche après la Pentecôte à l'occasion de la première messe d'un jeune prêtre en l'église Saint-Nicolas du Chardonnet.
Le Centre Grégorien Saint Pie X interroge un de ses professeurs, M. Jean-Marie Mathieu, au sujet de son ensemble qui met en pratique le Motu Proprio de saint Pie X.
Les Pueri Teresiae sont nés en 2010 sous le patronage de deux Thérèse illustres : celle d’Avila et celle du carmel de Lisieux. C’est avant tout un chœur familial créé à l’occasion du quatrième centenaire du Carmel de Bordeaux. Sous l’impulsion de leur tante carmélite et en souvenir de leur ancêtre commune, Marie-Thérèse, quatre générations ont vu là l’opportunité d’exprimer l’amour de leur famille et leur goût de la musique.
Ils sont une cinquantaine de choristes et instrumentistes. Certains sont professionnels dans la musique après être passés par les conservatoires supérieurs en violon, violoncelle, orgue, direction de chœur, écriture etc, beaucoup ont appris à maîtriser de nombreux instruments de l’orchestre, le chant et la direction dans les conservatoires et écoles de musique. Tous chantent dans différentes chorales paroissiales ou autres.
Cette prière, dite de saint Ignace, est très répandue dans la chrétienté. C’est pourquoi les compositeurs n’ont pas manqué pour lui donner une musique : Jean-Baptiste Lully, Auguste Chérion, Joseph Gélineau, Marco Frisina et Bernard Gélineau. Peut-on dire que toutes ces compositions soient également propres à la liturgie ? Nous répondrons selon les critères de la musique sacrée définis par le pape saint Pie-X : sainteté, excellence des formes et universalité1.
L’origine de cette prière est très ancienne, on la trouve déjà dans un livre d’heures du XIVe siècle. Elle est attribuée au franciscain Bernardin de Feltre, à saint Thomas d’Aquin ou au pape Jean XXII qui lui accorda une indulgence de 300 jours. Son auteur réel reste inconnu. Saint Ignace la fait réciter à la fin de chaque méditation dans ses exercices spirituels. Elle se répandit ainsi dans les livres de piété et les bréviaires et Pie XII la récitait très souvent, encore au moment de recevoir les derniers sacrements.
Cette prière demande l’union totale au Christ par la purification de toutes nos souillures afin d’arriver à la béatitude éternelle.
En voici le texte :
Âme du Christ, sanctifiez-moi, Corps du Christ, sauvez-moi. Sang du Christ, enivrez-moi, Eau du côté du Christ, lavez-moi. Passion du Christ, fortifiez-moi. Ô bon Jésus, exaucez-moi. Dans vos blessures, cachez-moi. Ne permettez pas que je sois séparé de vous. De l’ennemi défendez-moi. À ma mort appelez-moi. Ordonnez-moi de venir à vous, Pour qu’avec vos saints je vous loue, Dans les siècles des siècles, Ainsi soit-il. |
Anima Christi, sanctifica me. Corpus Christi, salva me. Sanguis Christi, inebria me. Aqua lateris Christi, lava me. Passio Christi, conforta me. O bone Jesu, exaudi me. Intra tua vulnera absconde me. Ne permittas me separari a te. Ab hoste maligno defende me. In hora mortis meae voca me. Et iube me venire ad te, Ut cum Sanctis tuis laudem te. In saecula saeculorum. Amen |
Dans des livres de cantiques comme le Besnier, on trouve un motet Anima Christi qui ajoute au texte précédent « Miserere Domine » après chaque strophe. On peut en trouver plusieurs mélodies, mais la plus courante, donnée ici est en premier mode. Elle est certainement de composition tardive, comme en témoignent ces grandes montées et descentes mélodiques que l’on ne trouve pas dans les hymnes anciennes.
Quant au texte, la prosodie du latin est bien respectée, beaucoup d’accents sont à l’aigu, comme au levé tandis que les finales sont bien posées. Ainsi le motet se chante assez naturellement. On peut déplorer seulement quelques écarts à ces principes comme le “lateris” peu heureux, de même le “passio Christi” et le “jube me”.
Jean-Baptiste Lully (1632-1687) a composé, parmi ses petits motets, un Anima Christi à trois voix et basse continue2. Nous sommes très loin du motet précédent. On y retrouve toute l’expression des affects baroques : les descentes chromatiques (par demi-tons) qui lui donnent un caractère de déploration, les ornements dignes de l’opéra baroque, les imitations entre les voix. L’aspect théâtral de cette pièce n’est donc pas à démontrer.
De ce fait, elle tombe sous la condamnation de saint Pie X dans son Motu Proprio : « Parmi les divers genres de musique moderne (entendez post-Palestrinienne), il en est un qui semble moins propre à accompagner les fonctions du culte, c’est le genre théâtral. » Cet Anima Christi ferait donc un très beau concert spirituel, mais quant à rentrer dans la liturgie, il ne devrait pas.
Auguste Chérion (1854-1904), prêtre du diocèse de Moulins, fut maître de chapelle à la cathédrale de Moulins, puis il prit la suite de Gabriel Fauré à La Madeleine à Paris en 1896. Formé à l’école Nidermeyer dont la base de l’apprentissage était l’accompagnement du chant grégorien, il était à même de respecter la règle d’or de saint Pie X : « Une composition musicale ecclésiastique est d’autant plus sacrée et liturgique que, par l’allure, par l’inspiration et par le goût, elle se rapproche davantage de la mélodie grégorienne, et elle est d’autant moins digne de l’Église qu’elle s’écarte davantage de ce suprême modèle. »
Dans son Anima Christi3 il faut souligner en premier lieu un traitement du texte tout à fait respectueux de l’accent latin mis en valeur par des valeurs longues et appuyées. Toutes les voix ont le même rythme, ce qui rend la musique plus simple à exécuter et à écouter.
La mélodie est simple et assez proche du motet grégorien, presque intégralement dans le mode de ré également. Seul le “Amen” fait entendre la sensible : le do dièze. Dans le monde romantique de l’époque, c’est plutôt exceptionnel.
L’harmonie est héritée des couleurs romantiques : l’accord de septième de dominante dans son renversement +6 cher à Schumann à la mesure 3, la demi-cadence amenée par mouvement contraire de la basse et du chant à la mesure 8, le mi b de “Sanguis” à l’alto (encore un +6). Mais, somme toute, cette harmonie reste très sobre comparativement à Lully. Dans ce monde romantique qui n’a pas encore retrouvé parfaitement la modalité grégorienne, une telle harmonie est comparable aux œuvres les plus religieuses, tel le Requiem de Fauré.
Sans en faire l’archétype du chant liturgique, il faut conclure que cet Anima Christi est digne d’entrer dans les fonctions du culte. Sa simplicité le rendra accessible à des chorales peu expérimentées, elle touchera aussi les fidèles dans un esprit plus intérieur, ce que les paroles de la prière appellent. Son écriture assez regroupée dans le grave lui donne un aspect un peu corse qui ne semble pas avoir une importance capitale dans la composition.
Le père Joseph Gelineau, dont nous avons déjà parlé comme étant le prophète de la nouvelle musique de la nouvelle liturgie4 met en musique la prière de saint Ignace, mais selon une traduction française. Ceci conformément à son principe que la liturgie doit être intégralement dans la langue du peuple afin de lui être tout à fait accessible.
Comme Auguste Chérion, il utilise le mode mineur, mais avec un attrait plus net pour la sensible, ce demi-ton qui crée une grande tension entre ré dièze et mi. Ce n’est pas dans la mélodie elle-même, mais dans les voix secondaires qui viennent la compléter au fur et à mesure.
Son rythme est très rudimentaire et assez répétitif, ceci est une caractéristique de la musique de ce Jésuite : il faut que tous puissent être facilement entraînés par la musique. Toutefois il ne s’agit pas d’un rythme de rock comme on le trouvera ensuite dans les chants de l’Emmanuel. La mélodie est aussi toute simple, plutôt dans la même optique mais sans excès.
Comme il fallait s’y attendre, malgré les prétentions du compositeur à s’inspirer du chant grégorien, le fait qu’il se base sur les principes modernistes appliqués à la musique se ressent même dans ce motet qui est pourtant le plus facile à admettre parmi ses œuvres.
Marco Frisina est romain. Né à Rome en 1954, il a étudié la composition au Conservatoire de Sainte Cécile et la théologie à la Grégorienne. Il fut ordonné prêtre en 1982 et exerce son ministère à Rome. Il est professeur à l’Université Pontificale du Latran et à l’Université Sainte-Croix. Il fut directeur de la liturgie au vicariat de Rome de 1991 à 2011. Il dirige depuis 1984 le chœur du diocèse de Rome qui anime la plupart des cérémonies papales. On peut résumer en disant que c’est le compositeur du Vatican. En quelque sorte il a bien succédé à notre Jésuite pour la direction de la Réforme Liturgique au niveau musical. Sa musique est très marquée par le cinéma. Il a lui-même composé pour de nombreux films religieux, ainsi que beaucoup d’oratorios et opéras.
Son Anima Christi5, extrait de l’album Pane di Vita Nuova paru en 2000 reprend en partie la mélodie du motet grégorien. Il est aussi en mode ancien de ré sur si, mais la sensible (la #) vient apparaître à la voix de ténor. Toutefois cette apparition n’est pas fortuite puisqu’elle crée une demi-cadence à la fin de la première phrase et une cadence parfaite à la fin du refrain comme du couplet. En clair l’harmonie devient tonale à chaque cadence, c’est-à-dire à chaque endroit où elle s’affirme clairement. C’est ce qui lui donne un aspect plus romantique qui séduit beaucoup. En effet la sensible chatouille l’oreille et procure un plaisir immédiat, ce à quoi se refuse la musique modale qui propose une palette d’expression beaucoup plus large.
La similitude avec la musique de Joseph Gelineau ne se réduit pas à l’état d’esprit d’origine. Le rythme est tout aussi scandé : noire, deux croches, noire. La conclusion en ralentissement du rythme est tout aussi significative : s’assurer de l’unité d’une foule à laquelle on demande tout sauf la moindre élévation artistique par une scansion tellement claire qu’elle en devient primaire. Nous pourrions reprendre les mots de Duruflé se plaignant du peu de considération qu’on a vis-à-vis de la foule des fidèles, qu’on semble considérer comme une assemblée de retardés. Rien à voir avec le rythme de nos cantiques anciens, facile à retenir mais élevant et quelque peu varié. Quant au rythme du mot latin, un effort est fait pour que les accents latins se retrouvent bien à l’appui, quitte à inverser les mots où à accélérer tout à coup le rythme des syllabes sans lien avec le rythme de la phrase. Le résultat est qu’il est parfois très difficile de chanter correctement le texte, en particulier dans le passage « Ne permittas a me Te separari ».
Le texte est légèrement modifié, mais cela n’y porte pas vraiment atteinte.
La conclusion est assez évidente : la modalité et le rythme ne sont pas très élevés, on peut difficilement parler de musique sacrée au sens de saint Pie X. Mais il fallait s’y attendre puisqu’il s’agit de musique sacrée au sens de Vatican II et du Père Gelineau.
Bernard Gélineau est né en 1954. Après des études musicales classiques, après avoir participé à la formation des organistes liturgiques modernes, il a connu la Tradition, y compris dans son aspect musical, grâce au chanoine Robin. Directeur du Conservatoire de musique de Château-Gontier pendant 30 ans, il fut en même temps président du Centre Grégorien Saint-Pie-X qui œuvre depuis 20 ans à la formation des chorales dans le district de France et dans de nombreuses communautés religieuses fidèles à Mgr Lefebvre.
Anima Christi6 utilise non le 1er mode grégorien mais le 4e qui est reconnu comme le plus intérieur des modes grégoriens. Ici pas de sensible (au sens musical du terme, pas de tension de demi-ton) mais un mode contemplatif. La mélodie vient se poser sur le mi en terminant par un demi-ton descendant (l’anti-sensible on pourrait dire), ce qui ne donne pas une allure conclusive. On dit que ce mode ne finit pas, c’est le cas aussi dans la cadence harmonique : l’accord final est celui de la mineur alors que la note de la mélodie n’est pas le la, mais le mi. Ce n’est donc pas un accord de repos et la cadence n’est pas conclusive. Ce mode est utilisé dans des pièces sublimes du répertoire grégorien, tel l’introït Resurrexi du jour de Pâques.
Le rythme est ici libre, il suit les accents du texte latin dans un débit régulier de croches groupées selon le rythme latin, tout comme une hymne grégorienne.
C’est une volonté expresse du compositeur de rentrer au plus près dans l’esprit du grégorien et les travaux entrepris au XXe siècle en cette matière, travaux dont parle Pie XII en faisant certainement allusion à Maurice Duruflé, entre autres. Ces travaux permettent, à l’aube du XXIe siècle de composer au plus près de l’esprit grégorien en étant affranchi des scories trop sensibles du romantisme qu’on retrouve chez Chérion, par exemple.
Voilà comment une très belle prière peut être traitée de manière très différente par divers compositeurs. Quand nous voulons chanter un beau texte, chantons-le sur une belle musique, et si c’est à l’église, sur une musique qui respecte les lois du chant sacré.
Par l’abbé Louis-Marie Gélineau, prêtre de la FSSPX
1Voir les articles "Définition de la liturgie d’après le Magistère de l’Église", "Le chant liturgique" et "La musique de la Nouvelle Messe"
2En voici un enregistrement : https://www.youtube.com/watch?v=u1jZo5gBDDY
3En voici un enregistrement : https://www.youtube.com/watch?v=7rvJzlXMZo4 Voici la partition
4Voir les articles "Joseph Gelineau" et "La musique de la Nouvelle Messe". Voici la partition
5Voici le lien d’un enregistrement : https://www.youtube.com/watch?v=lQviJeFiuXo Voici la partition
6Voici un enregistrement et la partition
L’avancement de notre étude historique nous amène maintenant au Moyen-Âge et aux modes grégoriens. L’ampleur de la question modale dans le répertoire grégorien ne permet pas d’embrasser l’étendue du sujet en un seul article. Dom Saulnier lui-même, responsable du chant grégorien à Solesmes pendant quelques années, ne prétend qu’introduire le sujet par son étude Les Modes Grégoriens d’une centaine de pages agrémentée de tout autant d’exemples musicaux. Suivant son exemple, avant d’aborder les huit modes plus connus, le présent article s’attachera aux modes archaïques.
Quant à la définition du mode, nous renvoyons à l’introduction de cette étude. Nous nous souvenons aussi, comme cela avait été expliqué dans le deuxième article, l’usage que les Grecs ont fait de la modalité, usage qui en bouleversait quelque peu la notion.
Quelles sont les origines des modes grégoriens ? Quelle forme ont-ils pris à la première époque ? Voilà l’objet de la présente étude.
À l’image de la liturgie juive, l’Église déclame le texte de l’Écriture Sainte. La priorité, dans la cantillation antique est donc à la déclamation et non à l’ornementation. La mélodie reste donc rudimentaire. L’exemple caractéristique de cette forme de composition est le ton simple des Lamentations dans les Ténèbres de la Semaine Sainte.
Après la lecture, un chantre répond et commente avec quelques versets de psaumes. Dans sa forme la plus antique (1er et 2e siècles) les versets sont chantés in directum, c’est-à-dire sans refrain. Il nous en reste des vestiges : les traits du Carême et les cantiques de la Vigile Pascale. Ils ont des formules caractéristiques et assez simples, dans deux modes (appelés aujourd’hui 2e et 8e mode), mais ils sont plus ornés que les leçons.
À la fin des persécutions, particulièrement sous l’impulsion de saint Ambroise et saint Augustin, un refrain vient s’ajouter à la psalmodie afin que toute la communauté, au moins la schola, puisse prendre part au chant. Le refrain possède un texte plus court et orné d’une mélodie facilement mémorisable. Nous possédons de nombreux exemples de la psalmodie responsoriale : les répons et répons brefs de l’Office, tel le In Manus tuas des complies.
Le monachisme se développant, toute la communauté doit participer à la psalmodie. C’est ainsi qu’est instituée la psalmodie antiphonique. Ce mot signifie que deux chœurs (phonos = son) se répondent en se faisant face (anti = opposés). Des formules simples de récitation des psaumes sont créées, ancêtres de nos tons psalmodiques, tandis que la réponse devient une antienne plus longue qui n’est reprise qu’au début et à la fin du psaume.
Au VIe siècle, la schola cantórum augmente le répertoire avec des mélodies plus complexes et remanie les mélodies anciennes. C’est de cette époque que date l’introït qui accompagne la procession d’entrée. Une grande part est encore laissée à l’improvisation, dans le cadre de modes maîtrisés par ces chantres formés dans les scholæ cantórum. Ce n’est qu’au IXe siècle, par l’intervention de Charlemagne voulant assurer l’unité liturgique de l’Empire, que le chant est fixé par l’écrit et que le répertoire grégorien quitte le monde des modes archaïques.
Dans chacun des modes archaïques, il n’y a qu’une seule note principale. Elle joue tout à la fois le rôle de corde de récitation (dominante) et de note finale de repos (tonique moderne). Les ornementations se développent autour de cette corde. C’est pourquoi les mélodies anciennes n’ont pas un très grand ambitus (étendue entre la note la plus grave et la plus aiguë).
Le mode de do est polarisé sur do, comme son nom l’indique. Dans le répertoire grégorien il peut être transposé sur fa (avec le si b) ou sol qui ont les mêmes caractéristiques que le do.
L’intonation fait entendre les cordes plus graves, mais jamais le si : sol – la – do. La conclusion utilise aussi le ré, voire le mi. Le répons In Manus tuas en est un bel exemple.
Chaque mode possède un ethos, une atmosphère propre. Nous disons par exemple que le mode majeur est joyeux, le mode mineur triste. Mais dans la musique grégorienne, les ethoï sont beaucoup plus variés. Le mode archaïque de do engendre un ethos d’acclamation solide, en particulier en raison de son intonation qui “saute” le si.
Utilisant un peu les mêmes notes : do – ré – mi – fa – sol – la, le mode de ré ne donne pas l’importance aux mêmes degrés. Le ré est la dominante-finale de ce mode. Lorsqu’il est transposé, en répertoire grégorien, elle devient sol (avec le si b) ou la.
L’intonation “saute” aussi le si, mais plus loin de la corde de récitation : la – do – ré. Les accents chantent à mi ou fa. Quelques ponctuations intermédiaires descendent à do. Les antiennes O des jours précédant Noël sont un bel exemple. De même les traits en 2e mode. Voici aussi un verset qui en montre la conclusion.
La symétrie de ce mode autour de sa finale lui confère un ethos très équilibré. Ce mode a beaucoup inspiré les musiques dans la suite, en revanche son origine est plutôt gallicane.
Ce mode utilise beaucoup plus le demi-ton mi-fa, il a une apparence tout à fait différente des autres. Avec ce demi-ton au-dessus de la dominante-finale, le mode de mi est très caractérisé et tout à fait différent de nos modes majeurs et mineurs. Il se transpose, en grégorien, sur si, ou encore sur la quand le si est bémol.
Ses cordes ne sont pas les mêmes : il utilise les degrés inférieurs, pour l’intonation en particulier (do – ré – mi) avec quelques montées au fa (qui peut devenir corde de récitation) et au sol. Nous en avons un très bel exemple dans le répons des complies au temps de l’Avent : In Manus tuas. Il est aussi utilisé dans le Kyrie de la messe des défunts. Le jeu sur le demi-ton est permanent, comme en témoignent les exemples indiqués.
Son ethos est beaucoup moins affirmé. Le mode de mi est mélodieux, et surtout subtil. Dans le répertoire grégorien plus tardif, il engendre le 4e mode et tout particulièrement quelques introïts qui ne se développent pas vers l’aigu, mais restent basés sur le demi-ton : Resurréxi du jour de Pâques, Misericórdia Dómini du 2e dimanche après Pâques, Reminíscere du 2e dimanche de Carême et In voluntáte túa du 21e dimanche après la Pentecôte.
Sans rentrer dans le détail de l’étude de dom Saulnier, voici quelques éléments pour comprendre le passage des trois modes archaïques aux huit modes grégoriens, sans compter de nombreuses pièces modales grégoriennes qui ne rentrent pas dans un des huit modes mais qui découlent des modes archaïques.
Les modes grégoriens classiques se caractérisent par deux pôles : la finale et la dominante (ou corde de récitation). Nous verrons qu’ils peuvent avoir d’autres cordes importantes mais ce sont les pôles principaux. Dans les modes archaïques, il n’y a qu’un pôle. L’évolution du VIe au IXe siècle va aller dans le sens de la séparation du couple dominante – finale.
Un premier processus est celui de la descente des finales. Après une récitation sur la note polaire (do du mode de do, mi du mode de mi), la mélodie descend pour se poser plus au grave sur une corde secondaire qui va devenir un nouveau pôle : la finale. Nous avons un exemple très abouti de ce procédé dans le 3e mode. Beaucoup de pièces de 3e mode commencent comme des pièces de 8e mode, avec une dominante do et une finale sol (ce qui est déjà une dissociation mais plus primitive). Tout à coup, vers la fin de la pièce, la mélodie descend tranquillement vers le mi pour s’y poser d’une manière tout à fait inattendue. Il semble que la finale descende de sol à mi. Comme nous disions précédemment, il s’agit pour le 3e mode d’une deuxième étape après la constitution du 8e mode, mais l’exemple est assez parlant.
Le deuxième processus est la montée des teneurs. Ce processus peut être constaté dans les antiennes des complies de la semaine. On remarque que la plupart des antiennes (lundi, mardi et jeudi) tournent autour du sol uniquement. Elles sont donc en mode archaïque de do sur sol avec une unique dominante-finale. Mais le psaume prend pour corde de récitation le do aigu. Il semble que ce procédé soit dû aux chantres qui souhaitaient faire entendre l’aigu de leur voix dans les versets en laissant les répons du chœur plus au grave.
Parallèlement, la cantillation fait facilement monter les accents. Mais il s’agit là plutôt d’une ornementation au ton ou au demi-ton supérieur, tel qu’on le constate dans nos tons psalmodiques.
Par ces trois processus et plus particulièrement les deux premiers, on peut expliquer l’évolution des modes archaïques vers ce que nous connaissons avec la réforme carolingienne. Toutefois il ne faudrait pas penser que tout évolue d’un bloc, dom Saulnier nous met à juste titre en garde contre une vision simpliste d’une évolution dont les règles ne sont établies que par constatation postérieure.
Les modes archaïques ont une grande importance dans toute l’histoire de la musique ensuite. Omettre leur étude pour ne se concentrer que sur l’ochtoechos, le huit modes grégoriens, peut aboutir à des contresens dommageables. Désormais, cette étude de l’ochtoechos nous sera grandement facilitée.
Abbé Louis-Marie Gélineau, prêtre de la Fraternité Saint Pie X