Le rythme, un phénomène objectif ?

La notion du rythme présentée par Dom Mocquereau nous a tout naturellement conduit à des considérations de philosophie scholastique. Au terme d’un bref parcours dans ce riche univers, nous avions situé le rythme par rapport aux notions de matière, de forme, de substance, d’accident et de relation. Le rythme est un ensemble de relations entre les différents éléments du mouvement sonore qui sont les notes pour un musicien.

La présentation que nous avons donnée, incite à voir dans le rythme un ordre objectif du mouvement musical, qui préexiste à notre perception, c’est-à-dire en terme philosophique un ensemble de relations réelles, comme celle qui existe entre père et fils. Nous reviendrons ici sur ce point pour y apporter davantage de lumière. Le rythme est-il ou non un phénomène objectif ? Au fond, il s’agit toujours d’éclairer la définition donnée. Lorsqu’on a dit que le rythme était relation, qu’avons-nous dit ? Quel sens cela a-t-il concrètement ?

Avant de répondre à cette question, commençons par la situer pour en mesurer l’enjeu et l’intérêt.

 

I Le contexte et l’enjeu de cette question

La matière de ces réflexions nous est fournie par une série d’articles de Dom Frénaud dans la Revue Grégorienne1. Il commence par noter la nécessité de la considération philosophique dans laquelle nous sommes plongés : « C’est une vérité évidente, presque banale, que le problème du rythme, si lourd d’applications dans la bonne exécution du chant grégorien, emprunte à la philosophie, avec les termes de la définition qu’il met en cause, les principes fondamentaux qui doivent guider sa correcte résolution. »2 Il note aussitôt la complexité de cette étude, et choisit de concentrer ses efforts sur l’étude du mouvement tel qu’il se réalise dans le chant. C’est le sujet immédiat du rythme. Il se lance ainsi dans une étude complémentaire du travail de Dom Mocquereau et de Dom Gajard, où il veut « sans cesser de demander à la science musicale la matière de nos raisonnements, porter l’enquête et le débat sur un plan philosophique. »3

C’est alors que se présente un contradicteur, Dom David, venant de publier une critique4 du système de Dom Mocquereau, au nom de la philosophie traditionnelle. Pour manifester cette opposition, il doit d’abord présenter la théorie rythmique de Solesmes puis Aristote. Sur ces deux points, Dom Frénaud va rectifier les propos de son contradicteur, ce qui le conduira à manifester la question du rythme sous un jour nouveau.

Nous suivrons d’abord Dom Frénaud dans sa mise au point sur la théorie rythmique de Solesmes. Dom David la résume ainsi : « D’après ce nouveau Système, … il existerait un phénomène distinct des quatre qualités5 sensibles reconnues par les physiciens, en particulier de l’intensité, et qui serait le véritable facteur de tout rythme. »6 En clair, Dom Mocquereau est accusé d’inventer un nouveau phénomène facteur du rythme. Sa conception du rythme est nouvelle, originale, personnelle, … comment pourrait-elle être juste ? Comment pourrait-elle être générale, s’appliquer à toute musique ?

En effet toute l’originalité de la thèse de Dom Mocquereau, comme nous l’avons vu précédemment7, est bien de distinguer le rythme des qualités sensibles du mouvement sonore. Doit-on considérer que ce rythme s’ajoute comme une cinquième qualité du mouvement sonore, comme le laissera entendre bientôt Dom David ? Ou au contraire, doit-on considérer ce rythme dégagé par Dom Mocquereau comme une pure abstraction, une vue de l’esprit, une construction de notre intelligence qui apprécie la musique ?

Autrement dit, le rythme est-il un phénomène objectif, c’est-à-dire en termes philosophiques un ensemble de relations réelles ? Ou bien ne s’agit-il que d’une construction de notre intelligence qui n’affecte pas réellement le mouvement sonore ? Ceci ressemblerait en tout point à la relation de raison du mur vu par quelqu’un. Il est bien en relation avec celui qui le regarde, mais cette relation n’est pas réelle, le mur ne change pas parce qu’on le regarde. En va-t-il ainsi du mouvement sonore ? A-t-il un rythme propre ou est-ce que son rythme ne vient que de l’intelligence qui l’apprécie ?

L’enjeu est de taille. Il ne s’agit pas de pure querelle spéculative. C’est la valeur et l’universalité de la théorie de Dom Mocquereau qui est en question. La conséquence très pratique, c’est que si le rythme n’est pas un phénomène objectif, on évitera d’en parler. Un chef de chœur préférera faire ses remarques en termes d’intensité et de durée, qui sont, sans nul doute, des phénomènes objectifs. Les gestes de direction exprimeront en priorité la durée et l’intensité, ce qui ne sera pas sans conséquence sur l’interprétation.

II Le phénomène rythmique

Avec Dom Frénaud, nous allons tout d’abord nous pencher sur l’expression de phénomène rythmique.

Un phénomène relatif

L’expression se trouve en effet chez Dom Mocquereau, mais il précise aussitôt qu’il s’agit d’une série, d’un ordre de phénomènes : Il existe, en dehors des quatre ordres énumérés, une série de phénomènes très importants, qui constituent un nouvel ordre… L’ordre rythmique proprement dit.8 Cette précision n’est pas fortuite. Nous croyons la formule de Dom Mocquereau expressément voulue en raison de la complexité, de la multiplicité, de la diversité des facteurs qu’elle met en jeu : plus encore peut-être en raison du caractère relatif qu’elle veut sauvegarder à l’ordre rythmique.9 N’oublions pas que le rythme est relatif, l’appeler phénomène, surtout si on le rapproche des qualités physiques du mouvement sonore, peut rapidement prêter à confusion. Si l’expression de phénomène sonore peut, en langage courant, lui être attribuée, ce n’est que dans un sens impropre et indirect : celui de phénomène (essentiellement relatif) qui affecte réellement les sons, de détermination relative des sons, mais nullement de qualité sonore, sensible en elle-même… tout au plus peut-on dire que le rythme est un « sensible per accidens », ce qui, pour tous les philosophes, signifie, en l’occurrence, non pas sensible, mais intelligible : perceptible par la seule intelligence qui l’atteint dans l’objet présenté par les sens.10

Dom Mocquereau et Dom Gajard ont toujours été très clairs, le rythme n’est pas un phénomène au même titre que l’intensité et la hauteur. Dire que le rythme, ordonnance intellectuelle du mouvement, est une réalité physique, objective, sonore, un cinquième phénomène physique au même titre que la hauteur, l’intensité, la durée, serait une absurdité.11 Ils ont insisté sur la nature propre du rythme, qui est perçu par l’intelligence.

Des relations réelles et des relations de raison

Mais il ne faut pas exagérer cette opposition entre le rythme perçu par l’intelligence et les autres phénomènes qui constituent le mouvement sonore. Les relations qui constituent le rythme sont, en partie tout au moins, réelles et antérieures à toute opération de notre intelligence : toutes ne sont pas de pures relations de raison… Mais l’œuvre de l’intelligence, et tout à fait propre à l’intelligence, … est de connaître, de percevoir ces relations qu’elle ne crée pas.12 De la même manière que l’intelligence de celui qui contemple un tableau de maître en apprécie l’harmonie des couleurs, l’intelligence de l’artiste apprécie les relations qui existent entre parties du mouvement sonore. Parmi ces relations, il y a le rythme qui nous intéresse en ce moment.

Comme l’explique Dom Mocquereau, la construction du rythme est une opération synthétique, un effort constant vers l’unité. Certains facteurs qui assurent cette unité sont objectifs et fondent des relations réelles. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans les sons et leurs qualités les éléments du rythme : durée, force, mélodie, timbre, harmonie, tels sont les agents qui produisent le rythme.13 

Mais comme le souligne avec beaucoup de perspicacité Dom Mocquereau, il y a aussi des facteurs subjectifs, qu’il appelle, nos propres facultés rythmiques. Tous ces éléments sonores ont une réalité objective ; mais ils ne serviraient à rien, si nous n’avions en nous-mêmes les facultés physiques, intellectuelles, esthétiques, qui nous font percevoir, juger, apprécier et goûter le rythme ; plus encore, des facultés qui nous permettent de créer subjectivement des rythmes, qui objectivement n’existent pas. En effet, nous possédons en nous-mêmes le Rythme à l’état vivant. La vie qui est en nous et s’écoule dans le Temps, se manifeste par une suite de mouvement ordonnés avec une admirable régularité. Le battement du pouls, les pulsations du cœur, la respiration à trois temps, la marche binaire de l’homme sont autant de faits physiologiques qui révèlent en nous l’existence constante d’un rythme spontané et vivant. […]

Ce rythme intérieur, à la fois physique et spirituel, est si puissant, qu’il peut soumettre à ses lois tout ce qui frappe nos sens. Nous rythmons en nous-mêmes les sons, les bruits qui parviennent à notre oreille dépouillés de tout rythme ; par exemple, le tic-tac d’un moulin, le bruit d’un balancier, les oscillations du métronome,…14

C’est bien là ce que le philosophe appelle des relations de raison avec fondement dans la réalité. Lorsque notre attention se porte sur le bruit d’un balancier, notre intelligence a tendance à mettre en relation, les différentes impulsions, nous leur supposons ce qui leur manque objectivement : la durée, la force, l’élan et le repos, tout ce qui fait le mouvement rythmique.15 Il s’agit là d’un cas limite, car ordinairement les facteurs objectifs et subjectifs s’associent : Les rythmes extérieurs et objectifs qui s’emparent de notre âme, de tout notre être, ne font que se substituer à notre rythme intime, à moins qu’ils n’en soient la simple continuation. C’est à cette association des rythmes objectifs et de nos facultés intimes que revient la création du rythme sonore.16

Conclusion

Il est donc légitime de parler du rythme, comme d’un phénomène objectif, car il est fondé sur des relations réelles d’élan et de repos qui sont dans le mouvement sonore avant d’être perçues par l’intelligence et indépendamment de la perception de l’intelligence. Mais il ne faut pas perdre de vue, qu’il s’agit d’un phénomène relatif et donc d’un phénomène qui n’est pas du même ordre que l’intensité où la hauteur des sons. Ces relations sont pour la plupart réelles, mais l’intelligence de l’auditeur ajoute fréquemment quelques rapports de raison.

En suivant notre auteur, nous expliciterons, dans un prochain article la distinction entre le phénomène rythmique et les autres phénomènes sonores.

1Rythme et Philosophie, six articles publiés entre 1934 et 1936

2RG 1934, p130

3RG 1934, p131

4Dom David, Le Rythme verbal et musical dans le chant Romain, éditions de l’Université d’Ottawa, 1933

5Durée, intensité, hauteur et timbre.

6Dom David, Le Rythme verbal et musical dans le chant Romain, éditions de l’Université d’Ottawa, 1933, p33

7Article, À la recherche de la notion du rythme.

8Nombre Musical Grégorien, T1, p30 n17

9Dom Frénaud, RG 1934, p133

10Dom Frénaud, RG 1934, p134

11Dom Gajard, RG 1923, p58

12Dom Frénaud, RG 1934, p135

13Nombre Musical Grégorien, T1, p42 n53

14Nombre Musical Grégorien, T1, p42-43 n54-55

15Nombre Musical Grégorien, T1, p43 n55

16Nombre Musical Grégorien, T1, p43 n55

 


Plan du site

Newsletter

Dons au Centre grégorien

Dons uniquement
les sessions sont payables par chèque

RGPD - Protection des données personnelles

Le Centre grégorien applique le Règlement de Protection des Données Personnelles