Le mouvement sonore et le sens de l’ouïe

L’étude du mouvement local, dans notre dernier article, nous a naturellement conduits à des considérations physico-mathématiques, permettant de décrire ce mouvement complexe qui est l’origine des sons que nous apprécions dans la musique. En poursuivant notre étude du mouvement sonore sur le plan de la perception sensible, nous entrons dans un domaine plus familier au musicien. En effet, pour ce dernier, ce n’est pas l’équation du mouvement qui compte, mais ce que perçoit son oreille délicate.

Dans un premier temps nous donnerons quelques détails sur la distinction entre ces deux plans, puis nous évoquerons les différentes propriétés du mouvement musical dans le plan de la sensation externe.

 

1 Du mouvement au son

1 Deux plans bien distincts, mais liés entre eux

Il ne faut pas confondre le mouvement local des différents corps physiques qui entrent en jeu dans la production et la propagation du son et le son, qui est une qualité sensible spéciale, objet propre du sens de l’ouïe. Comme le note Dom Frénaud, pareille confusion n’est, semble-t-il, commise par personne 1. Un siècle plus tard, il nous semble important d’insister. En effet les progrès techniques qui nous permettent facilement d’enregistrer le mouvement local à l’aide d’un microphone, d’en afficher l’évolution sur un écran, de le restituer à l’aide d’un haut-parleur, tendent à nous faire oublier la distinction entre un mouvement local et une perception sensible. Les progrès dans la connaissance de l’oreille humaine nous permettent de réaliser des appareils auditifs de plus en plus performants. Ces appareils peuvent être utiles, mais ils ne sont pas des parties d’un être vivant, tandis que l’oreille est l’organe d’un être vivant. Maintenons fermement qu’il y a une frontière entre l’artificiel, fait de main d’homme à partir des créatures, et le naturel, œuvre du créateur. Il y a une distinction entre le plan du mouvement local, et le plan psycho-acoustique de la perception sonore.

Si la distinction est nette entre ces deux plans, il y a néanmoins un rapport étroit entre eux. Le mouvement local est cause du son. Dans la pratique, le musicien néglige en général la distinction entre les deux plans, car il parle en fonction de ce qu’il entend, et il a bien peu à apprendre de ceux qui veulent tout mettre en équations.

Pour illustrer la distinction entre ces deux plans, rappelons ici une expérience simple. On enregistre des coups de crayons donnés sur une table à intervalle régulier. Si on accélère l’enregistrement suffisamment, au lieu d’entendre des coups distincts, il n’y a plus qu’un seul son dont la hauteur augmente avec la vitesse des coups. Comme nous l’avons noté dans l’article précédent : dans le mouvement complexe que produit l’instrument de musique, les variations lentes ne sont pas du tout perçues par l’oreille de la même manière que les variations rapides. Les variations rapides donnent les qualités de chaque note, tandis que les variations lentes distinguent les différentes notes. Pour un musicien, jouer plus aigu, ou plus vite, sont deux choses bien distinctes. Alors qu’il est clair qu’en accélérant un enregistrement, on obtient un son plus aigu.

Quand nous parlons des qualités des notes, nous parlons ici de la hauteur, de l’intensité et du timbre. Alors que le mouvement local est une variation continue de l’intensité (ou de la pression), ce que l’oreille perçoit dans un son musical, ce sont des notes avec leurs différentes qualités. Ces notes durent plus ou moins longtemps. Les calculs effectués dans l’article précédent viennent l’illustrer.

Ce premier graphique donne la variation d’intensité en fonction du temps. On constate bien qu’il y a mouvement d’un bout à l’autre.

Ce second graphique est beaucoup plus parlant parce qu’il se rapproche de ce que perçoit l’oreille. Sur chaque note, les différentes qualités sont stables.

Aussi longtemps que les ondulations gardent la même fréquence, la même amplitude et la même complexité, la qualité sonore demeure inchangée : il y a mouvement local, il n’y a pas mouvement ou changement qualitatif ; le son, comme tel, reste à l’état de « repos ». Rien ne montre avec plus d’évidence la distinction entre les deux plans, local et qualitatif, que cette opposition entre le mouvement entretenu dans le premier, et le repos correspondant maintenu dans le second 2.

2 Quelques mots sur la perception auditive

Donnons ici quelques exemples pour illustrer quelques propriétés de cette perception auditive. L’oreille humaine est en effet un organe complexe. Il ne faudrait pas croire qu’un simple calcul permet de remplacer l’oreille.

La perception de l’intensité dépend de la hauteur des sons, de la fatigue, de l’âge, … mais aussi du fait que le son est prévisible. Comme le note Émile LEIPP, Lorsque nous tapons très fort avec un marteau sur une tôle, nous supportons très bien le bruit parce que nous sommes prévenus à l’avance, et notre système ossiculaire a le temps de s’accommoder de façon à atténuer le niveau. Mais si quelqu’un frappe un coup identique derrière notre dos, nous avons un sursaut incoercible et notre oreille est saturée 3.

L’oreille est très délicate pour la sensation de hauteur. Alors que les musiciens n’utilisent que sept échelons d’intensité, il y a quatre-vingt-quatre demi-tons dans les sept octaves de notre musique occidentale. Et une oreille exercée peut encore distinguer plusieurs échelons par demi-ton. Là encore rien n’est simple. Par exemple la perception de la hauteur varie avec l’excitation nerveuse, comme on peut l’observer sur des œuvres d’Opéra. Aux moments de tension dramatique, le diapason monte régulièrement et de façon nette. Il est bien évident que cette montée passe inaperçue : nous avons le sentiment que le diapason reste bien stable si nous « entrons dans le jeu » ! 4 La perception de la hauteur dépend également du timbre, par exemple un musicien de coulisse semble jouer trop bas, car les coulisses absorbent les hautes fréquences. Cependant, Dieu merci, l’oreille permet une certaine tolérance : Lorsqu’une note de piano est fausse, elle attire tout de suite notre attention. Mais au bout d’un moment de jeu, si la fausseté ne dépasse pas certaines limites, on finit par ne pas la remarquer : nous entendons alors la hauteur que nous avons envie d’entendre ; nous tolérons des écarts assez larges autour des « normes » définies par une gamme 5.

Ces quelques remarques illustrent bien la distinction entre le mouvement physique des corps, qui produit le son, et la perception du son par l’homme, qui dépend non seulement des propriétés de l’oreille, mais aussi d’une perception interne dont nous parlerons dans notre prochain article. Ainsi, pour apprécier une musique, il faut un bon interprète, une bonne oreille, mais aussi une éducation musicale.

2 Le mouvement musical dans le plan de la sensation externe

De même que nous avons reconnu dans cet ordre trois déterminations qualitatives du son, nous y reconnaîtrons la possibilité de trois variations indépendantes entre elles : variations d’acuité, d’intensité et de timbre. On les appelle plus couramment mouvements mélodique, intensif et phonétique 6.

Suivons Dom Frénaud, dans l’analyse du mouvement pour chacune des qualités.

1 Mouvement mélodique

Pour le mouvement mélodique, il est clair que les variations sont instantanées et discontinues ; le chanteur comme l’instrumentiste apprend à passer directement d’une note à l’autre. En effet dans notre musique occidentale, le port de voix ou le glissando restent des exceptions.

Il en résulte que, mélodiquement et toujours sur le seul plan de la sensation externe, chaque note de la phrase musicale n’est pas un mouvement, mais un repos : elle n’est pas variation qualitative, mais au contraire tenue uniforme et constante de la même acuité 7.

Insistons sur cette originalité : le mouvement mélodique est discontinu, des variations instantanées viennent séparer des repos mélodiques plus ou moins longs.

Cette discontinuité physique du mouvement mélodique sera aussi la source principale d’une détermination des sons : la quantité ou la durée 8. En effet la perception de la durée des notes est liée principalement aux variations mélodiques. Pour un musicien, la première approche d’une œuvre, c’est une collection de hauteurs avec pour chacune une durée. C’est la première information donnée par une partition et elle est largement suffisante pour pouvoir reconnaître une œuvre musicale 9.

2 Le mouvement phonétique

Avec le mouvement phonétique, nous touchons le domaine complexe du timbre. Dans le cas du chant, il s’agit principalement de l’émission des différentes syllabes, avec les voyelles et les consonnes qui les relient.

Le mouvement qui se réalise dans cet ordre, toujours sur le seul plan de la sensation externe, est encore un mouvement de type discontinu. On passe sans intermédiaire d’une syllabe à la suivante, avec un certain temps de repos sur la voyelle de chacune d’elles. Les consonnes exercent un rôle de liaison qui colore d’une manière spéciale le passage d’une syllabe à l’autre 10.

3 Le mouvement intensif

Nous parlons ici du mouvement intensif dans le plan de la perception externe. Il ne faut pas le confondre avec le mouvement local étudié précédemment, variation d’une amplitude (ou pression) en fonction du temps. L’oreille fait une sorte de moyenne. Comme nous l’avons dit plus haut, une variation complexe de la pression donne lieu, au niveau de l’oreille, à différentes perceptions : hauteur, timbre et intensité.

Comme le note Dom Frénaud en parlant du mouvement intensif, il ne faut pas craindre de lui reconnaître sur ce plan une influence considérable, et même prépondérante au point de vue de l’unité physique. À l’opposé des mouvements précédemment examinés, le mouvement intensif peut, et doit souvent, au cours de la phrase musicale, être un mouvement successif et continu 11.

Alors que la hauteur et le timbre sont à peu près fixes pour chaque note et permettent de les distinguer, l’intensité peu varier sur une même note ; on parle alors de crescendo ou de decrescendo. Ce mouvement continu est responsable de l’unité des phrases musicales dans l’ordre de la perception externe. C’est peut-être la véritable raison pour laquelle tous ceux qui oublient de considérer l’ordre psychologique de la perception complète ne peuvent en définitive reconnaître d’autres facteurs du rythme que l’intensité 12.

4 Mouvement quantitatif ?

Comme évoqué plus haut, il faut ajouter un quatrième caractère sensible des sons : leur durée ou quantité. La durée est déterminée par deux variations instantanées d’une autre qualité sensible. Elle mesure en général un repos mélodique et phonétique, et un mouvement continu de l’intensité. Peut-on parler de mouvement quantitatif pour désigner la succession des notes longues et brèves ?

L’expression « mouvement quantitatif » pourra se justifier, comme nous le verrons, dans le plan psychologique où les durées inégales deviendront facteurs de mouvement. Elle est complètement inexacte et doit être rejetée si l’on veut l’appliquer au plan de la simple sensation externe 13.

La perception de la durée suppose le sens interne pour mémoriser la perception passée. Elle est bien sûr très importante dans la perception de la musique, ce qui nous invite à considérer le mouvement sonore sur le plan psychologique de la perception interne.

Conclusion

Dans le plan antérieur à la sensation auditive, le mouvement sonore est une variation continue d’une amplitude (position des matériaux vibrants, ou onde de pression qui se propage). Le cas est bien différent dans le plan de la perception auditive que nous venons d’étudier. Ici le mouvement sonore musical est en général une variation continue de l’intensité, mais discontinue de la hauteur et du timbre.

À ce point de notre étude, nous avons justifié la distinction entre le mouvement local des corps physiques qui entre en jeu dans la production du son, et le son proprement dit qui est perçu par le sens de l’ouïe. En passant, nous avons noté quelques propriétés déconcertantes de la perception auditive. La richesse de cette perception nous invite à distinguer à nouveau un plan plus élevé que nous aborderons dans un prochain article.

Abbé V. Gélineau

 

1 RG 1935, p. 216

2 RG 1935, p. 216-217

3 Émile LEIPP, Acoustique et musique, Masson, 1976, p. 113

4 Émile LEIPP, Acoustique et musique, Masson, 1976, p. 120

5 Émile LEIPP, Acoustique et musique, Masson, 1976, p. 128

6 RG 1935, p. 217

7 RG 1935, p. 217-218

8 RG 1935, p. 218

9 Bien plus, il est souvent très facile de reconnaître une œuvre musicale seulement par la série des durées des notes. Frappez sur une table à l’aide d’un crayon quatre noires, deux blanches, quatre noires et une ronde. Avec un minimum de culture musicale, on vous répondra : Au clair de la lune.

10 RG 1935, p. 218-219

11 RG 1935, p. 219

12 RG 1935, p. 220

13 RG 1935, p. 220


    
   


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