Pour la fête de Notre-Dame de Compassion, un père capucin nous propose un commentaire sur une pièce d'orgue plutôt destinée à la fête de l'Immaculée Conception. Cet article est conçu comme une réparation pour le scandale de l'organiste sataniste qui avait programmé un concert dans une église à Nantes à l'occasion du 8 décembre dernier. À l'opposé de l'organiste anti-chrétienne, nous proposons l'organiste liturgique, soucieux d'appliquer les directives pontificales.

 

Considérons un organiste pieux et zélé, préparant avec soin, comme il se doit, le 8 décembre. Cette année, notre artiste sacré envisage de jouer l’Ave Maris Stella de Nicolas de Grigny, ou plutôt, d’utiliser cette œuvre pour jouer la messe de l’Immaculée-Conception de la Bienheureuse Vierge Marie. Il redoute le concert, il désire que ce soit pleinement sacré et liturgique, car il se rappelle cet avertissement important : « Chaque fois qu’ils prennent place à l’orgue dans les fonctions sacrées, ils doivent être conscients du rôle actif qu’ils tiennent pour la gloire de Dieu et l’édification des fidèles. Le jeu de l’orgue, qu’il accompagne soit les actions liturgiques, soit de pieux exercices, doit être soigneusement adapté à la nature du temps ou du jour liturgique, à la nature des rites eux-mêmes et des exercices, comme aussi à chacune de leurs parties. » (Sacrée Congrégation des Rites, Instruction de 1958, n° 65-66)

Comment s’y prendre pour adapter convenablement cet Ave Maris Stella ?

Nous avions montré, dans un premier article, la nécessité et l’importance de cette adaptation du répertoire à la liturgie, voyons maintenant comment procéder à celle-là.

Principe

Le pape saint Pie X a fixé pour toujours le principe qui doit guider tout musicien d’Église : « Une composition musicale ecclésiastique est d’autant plus sacrée et liturgique que, par l’allure, par l’inspiration et par le goût, elle se rapproche davantage de la mélodie grégorienne, et elle est d’autant moins digne de l’église qu’elle s’écarte davantage de ce suprême modèle. »

Qu’il nous suffise donc d’emprunter au chant grégorien les caractéristiques essentielles de notre interprétation. Deux points retiendront notre attention : 1° le phrasé, 2° le legato. Nous ajouterons pour terminer une note sur la registration.

1. Le phrasé

Dans sa haute perfection, le chant grégorien est essentiellement mélodique, car « la mélodie est l’élément principal et l’âme de la musique. » (Dom Paolo Ferreti, Esthétique grégorienne, 1938)

La musique d’orgue, quand elle se met au service de la liturgie, doit être, elle aussi, sensible à l’élément mélodique : l’orgue doit “chanter” et être “mélodieux” ! Cela demande, par conséquent, une attention particulière sur la conduite mélodique des pièces, quel que soit le poids harmonique qui accompagne en dessous ou au-dessus la mélodie principale. Cette conduite de la ligne mélodique s’appelle le phrasé.

Bien phraser une œuvre est un art, et comme tout art, il y a un secret. Ici, le secret est d’observer une absolue précision rythmique. Précision est ici synonyme de maîtrise du mouvement et stabilité. Le chant grégorien obtient cette précision rythmique et cette stabilité, si nécessaires pour magnifier la divine splendeur, par deux moyens : 1° par le regroupement des temps simples en temps composés, 2° par l’unité absolue du temps simple ou temps premier.

a. le temps composé – le rythme de la mesure

En musique moderne, le temps composé correspond à la mesure. Il est binaire ou ternaire, c’est-à-dire qu’il se compose de deux ou trois temps simples. C’est un micro-rythme, chaque temps a sa fonction : le premier est le repos d’un mouvement précédent ou l’appui d’un nouveau mouvement ; le second, et le troisième le cas échéant, sont au levé, légers, en tension vers le prochain premier temps. Tout le rythme grégorien se résume dans cet art de se reposer ou de s’appuyer sur les premiers temps qui s’échelonnent avec une liberté déconcertante tous les deux ou trois temps. Cette libre alternance binaire-ternaire donne au chant grégorien une grande souplesse, dans la mesure où l’interprétation est précise et attentive à ces temps composés.

Le répertoire d’orgue ne connaît pas cette souplesse, car il appartient en grande majorité à la musique mesurée, c’est-à-dire que les mesures ont toutes le même nombre de temps durant toute la pièce.

Ex : la Fugue de l’Ave Maris Stella a une mesure à deux temps.

Cependant, quant au mouvement rythmique qui doit animer la mesure, il n’y a aucune différence avec le chant grégorien : le premier temps est un repos ou un appui (de même le troisième temps en mesure à quatre temps), le second est levé (de même le quatrième en mesure à quatre temps, et le troisième en mesure à trois temps). Sans cette dynamique fondamentale, la musique n’existe pas.

L’organiste liturgique est donc particulièrement tenu d’observer ce rythme afin que son art soit très parfait, comme le réclame l’Église à juste titre. À l’instar des chefs de chœur, il serait bon que les organistes soient initiés à la chironomie et puissent noter le geste rythmique sut leurs partitions (levé-posé) afin de leur rappeler les posés, les appuis, les tensions et les détentes à observer dans leur exécution.

Ex 1 : extraits de partitions chironomiées en mesures à 2 tps, 3tps et 4 tps.

dialogue

duo

fugue

Cette perception du rythme local et global de la pièce donne à la musique un relief et une vie insoupçonnée. Cette richesse remplace très heureusement les ornements qui souvent, ne sont employés que pour masquer une pauvreté musicale inavouée, ou un embarras de l’organiste à vivifier son jeu.

Ex 2 : fugue → thème avec ornements et sans ornements.1

On néglige habituellement cette analyse en musique moderne, car la régularité des mesures rend la chose beaucoup plus facile qu’en chant grégorien, où le chantre doit lui-même identifier la nature des temps. En musique mesurée, la barre de mesure renseigne immédiatement sur la structure rythmique de la pièce. Cependant, si la chose est plus facile, faut-il encore y faire attention ; on en vient souvent à une grande platitude musicale, spécialement chez les débutants et progressants, parce que l’on oublie le dynamisme rythmique de la mesure et des phrases musicales. Le chant grégorien est là pour rappeler à l’organiste d’Église cet élément essentiel de la musique et l’y sensibiliser.

b. l’indissolubilité du temps premier – la question de l’ornementation

Pour traduire cela dans le langage de la théorie musicale moderne, l’indissolubilité du temps premier signifierait une impossibilité absolue de diviser la ronde, comme nous sommes habitués à le faire en blanche, noire ou croche ; la doubler serait l’unique possibilité. Toutes les notes deviennent alors égales en pratique. De fait, un coup d’œil jeté sur une partition grégorienne suffit pour observer que le punctum n’est jamais divisé, mais seulement allongé par le point ou l’épisème horizontal.

C’est là une caractéristique fondamentale du chant sacré. Par cette plénitude jamais divisée du temps premier, « le tout prend une grandeur, une noblesse incomparable. C’est là, pour une grande part, le secret de la fermeté, de l’impersonnalité du chant grégorien, de sa sérénité profonde et de son extraordinaire pureté de ligne. On ne saurait trop insister sur ce point. » (Dom Gajard)

Si le répertoire d’orgue est étranger, dans sa composition, à cette indivisibilité du temps premier, il peut cependant, participer à cette fermeté et à cette sérénité profonde du chant grégorien en évitant toute ornementation inutile à la substance de l’œuvre. C’est un moyen facile et efficace d’obtenir de suite une grande pureté de ligne.

Ex 3 : 2e partie du dialogue → début du récitatif sans ornement.

L’ornement divise nécessairement la note qui en est affectée, parfois en triples, voire quadrubles croches ; le supprimer redonne unité et plénitude à la note. De plus, l’ornement donne souvent à une œuvre une agitation et un divertissement qui ne conviennent pas au recueillement et à la paix que recherche la musique liturgique.

En musique française baroque, on recommande, selon l’interprétation dite restituée, l’inégalité des croches ; en liturgie, on les fera égales pour se rapprocher, là encore, de l’indivisibilité du temps premier grégorien ; en effet, la division en deux croches est plus douce et moins accentuée que celle en croche pointée – double.

Ex 4 : début du prélude, à comparer avec l’interprétation historique citée en note.

Ces conseils ne doivent pas être appliqués de manière absolue et systématique. Il est certaines pièces qui ne peuvent être jouées sans ornements. Mais c’est alors que se pose la question : Ces pièces sont-elles aptes à revêtir une interprétation liturgique et prendre part aux divins Offices ? Le duo de l’Ave Maris Stella présente cette difficulté ; il semble plus proche d’une danse de cour que d’une variation grégorienne.

Ex 5 : essai d’interprétation liturgique sur le duo, à comparer avec l’interprétation historique.

c. Conclusion

En conclusion de ce premier point, rappelons-nous toujours que le chant grégorien est une musique vocale à l’unisson, donc essentiellement mélodique ; c’est toute la noblesse et la perfection de ce chant que d’éviter tout ce qui porte atteinte à la claire expression de sa mélodie, partie essentielle et comme l’âme de la musique. De plus, la mélodie grégorienne est servie par un rythme qui lui garantit toute son intégrité. Ce rythme se caractérise par une division précise en temps composés, et un temps premier fermement indivisible.

De ce suprême modèle en musique sacrée, l’organiste retire un zèle redoublé pour être attentif à la structure rythmique des pièces du répertoire, afin d’unifier et de vivifier sa musique, spécialement dans sa partie la plus noble qu’est la mélodie. Dans l’esprit de l’indivisibilité du temps premier, le musicien sacré évitera tout ce qui produit inutilement l’agitation, la division, tels les ornements et autres procédés plus propres à la musique profane. L’orgue doit chanter avec force, dynamisme et recueillement ; l’orgue doit prier …

2. Le legato

« Le style grégorien est un style lié », disait Dom Mocquereau. Si la précision rythmique requière une division nette des temps, cette distinction est en vue d’une synthèse opérée par le mouvement rythmique lui-même qui lie les sons entre eux et les ordonne. Le legato est un effet direct de cette synthèse, il découle du phrasé que le chantre tente d’imprimer à la mélodie. Certes, un détachement peut s’inscrire dans un mouvement rythmique, mais cela ne va pas sans une recherche d’effet, ce dont le chant grégorien s’abstient.

« Ce legato, dit Dom Gajard, est une des caractéristiques de l’art grégorien qui est avant tout prière et répugne par principe à tout ce qui pourrait troubler le recueillement et la paix. Donc, pas de staccato, pas de style haché, pas de coupures perpétuelles, notamment aux petites barres. La ligne, toujours la ligne, c’est-à-dire quelque chose d’ininterrompu, de continu, qui se déploie dans une atmosphère de douceur et de paix, comme la ligne mélodique elle-même, qui, nous l’avons dit, reste toujours la grande maîtresse pour l’interprétation. Regardez bien en effet la mélodie : jamais de heurts, jamais de syncopes, jamais de grands intervalles. […] Le legato doit rester l’une des préoccupations constantes du chef de chœur. »

L’organiste doit partager aussi cette même préoccupation. La chose ici est possible, car le legato fait partie des procédés admis dans le jeu de l’orgue ; il suffit de s’y appliquer sérieusement en liturgie. À la différence du chant, l’orgue ne peut souligner certaines notes que par des variations de durée et des silences entre les notes. C’est pourquoi l’application du principe grégorien se fera avec souplesse. De plus, la solennité de certains jours liturgiques peut admettre quelque brillance, non pendant la messe, mais à l’occasion de l’entrée ou de la sortie.

Il faut cependant reconnaître que cela va à l’encontre de l’enseignement ordinairement donné pour la formation des organistes concertistes, spécialement quant à la musique baroque. L’artiste sacré doit savoir prendre ici ses distances avec l’artiste profane pour s’astreindre à la douce austérité, parfois monotone, du legato. « Il faut qu’il croisse et que je diminue », disait saint Jean-Baptiste à propos de Notre-Seigneur. La tendance naturelle de l’organiste d’Église doit être de s’effacer dans le recueillement des âmes qu’il cherche à élever vers Dieu.

Ex 6 : fin du dialogue legato / non legato.

Note sur la registration

La variété des jeux est une richesse incontestable du roi des instruments. La registration des pièces est un travail délicat pour l’organiste. En liturgie, le choix des jeux revêt une importance sacrée. Plus que jamais l’organiste doit être pénétré de l’esprit de discrétion qui sied à sa fonction. L’esprit d’adaptation doit faire preuve ici de génie pour registrer joliment, en harmonie avec l’Office liturgique. Il convient parfois de renoncer au cornet pour n’utiliser que les flûtes ; ou encore, de s’abstenir des anches du Grand-Jeu pour se suffire du Plein-Jeu.

Ex 7 : duo avec jeux de tierce, puis flûtes seulement. Dialogue sur Grand-Jeu, puis Plein-Jeu.

Les jeux d’anches sont d’un usage particulièrement délicat en liturgie ; ce sont les jeux les plus grossiers de l’orgue, les plus éloignés de la voix humaine, et par conséquent les moins liturgiques. Cependant, quand il s’agit de rehausser une solennité ou de dominer la foule, les anches prennent alors un éclat magnifique et souvent, sont seules à la hauteur de la tâche.

Réponse de l’organiste

Notre organiste jouera-t-il l’Ave Maris Stella de Grigny “à la française”, selon l’interprétation restituée, ou à l’église, selon les règles de l’art liturgique ? Il suffit de poser la question pour y répondre. Résumons, à titre d’exemple, l’adaptation liturgique qui peut être faite de cette œuvre :

  • Prélude :

    • Pièce d’entrée, introduisant bien le 3e mode de l’introït de la messe de l’Immaculée-Conception

    • registré en Plein-Jeu, avec trompette 8’ à la pédale pour le cantus firmus

    • supprimer tous les ornements et jouer les croches égales

    • tempo assez allant, mais ample

  • Fugue :

    • Pièce d’Offertoire, faisant suite à l’antienne en 8e mode

    • registrée en montre 8’ ou sur les flûtes 8’ et 4’ (16’ à la pédale)

    • sans ornements, croches égales

    • bien penser le rythme à la blanche (mesure à 2 temps), très allant

  • Duo :

    • Adaptation difficile, peut être joué à la communion

    • à 2 claviers sur les flûtes

    • quelques ornements aux endroits indispensables, et maintenir les petites appogiatures, croches plus ou moins égales

    • pas trop vite, maintenir le calme

  • Dialogue :

    • Pièce de sortie

    • sur le Grand-Jeu si la messe est très solennelle avec beaucoup d’assistance, sinon, plutôt sur le Plein-Jeu

    • maintenir l’ornementation sur l’introduction ; pour la partie récitatif et la partie finale, on peut supprimer l’ornementation et jouer bien égal

    • ne pas aller trop vite, bien faire chanter la mélodie.

Au plaisir de se retrouver pour de nouvelles réflexions au cœur du répertoire liturgique.

Par un Père Capucin

texte d’un anonyme français du XVIIe siècle

Il faut prendre garde aussy au service de l’église qui se fait et qui se dit et aux mystères qui s’y pratiquent et aux petites et grandes festes les plus solemnelles comme quand le St Sacrement est exposé et après l’élévation de la Sainte Hostie, il faut sans doute que les pièces soient plus graves et non point précipitées et qui ayent du recueillement et qui attirent les âmes à dévotion et qui excitent le cœur à louer Dieu intérieurement ; l’église représentant le ciel visible ; et comme dans le ciel en voyant Dieu on chante ses louanges et les anges et les saints : de mesme les chrestiens doivent faire la mesme chose en voyant Dieu par la foi dans le Très St Sacrement de l’autel et ainsy il faut que les organistes fassent leur possible pour inciter le peuple à bénir Dieu, l’admirer et l’adorer par leur beau jeu. Pour ce qui est des autres grandes festes de la Bonne Vierge, comme ce sont des festes et des mystères de joye, on ne saurait jouer trop gayement et cependant modestement qui sente toujours l’église et non point la comédie ou l’opéra, le Magnificat aussy et le Te Deum et les Offertes.

Et sur tout que l’intention de l’Organiste quand il touche l’Orgue durant le service divin ne soit purement que pour chanter les louanges de Dieu et que tout son génie et tout le talent que Dieu luy a donné ne soit appliqué qu’à bien louer Dieu et exciter les autres à bien le louer, et que s’il a quelque talent plus particulier que ne peuvent pas avoir les autres, qu’il s’en humilie davantage et qu’il en rende de plus grandes grâces à Dieu, bien loin de s’en orgueillir et de mépriser les autres à quoy manquent et peschent gravement plusieurs organistes qui ne jouent que pour se faire admirer et attirer les applaudissements du monde et la gloire qui ne doit et ne devrait être attribuée qu’à Dieu.

 

1Pour une interprétation historique, avec ornements, croches inégales et détaché, voir Brice Montagnoux, par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=s6fJMo3EhRM

Ou encore celle-ci : https://www.youtube.com/watch?v=xIZo7MN7up0


Plan du site

Newsletter

Dons au Centre grégorien

Dons uniquement
les sessions sont payables par chèque

RGPD - Protection des données personnelles

Le Centre grégorien applique le Règlement de Protection des Données Personnelles